DE QUOI L’ESTHÉTISATION EST-ELLE LE NOM ? Emmanuel Alloa, Christoph Haffter Pre

DE QUOI L’ESTHÉTISATION EST-ELLE LE NOM ? Emmanuel Alloa, Christoph Haffter Presses Universitaires de France | « Nouvelle revue d’esthétique » 2021/2 n° 28 | pages 5 à 23 ISSN 1969-2269 ISBN 9782130828198 DOI 10.3917/nre.028.0005 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-d-esthetique-2021-2-page-5.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 01/01/2022 sur www.cairn.info par via Université de Fribourg (IP: 151.47.235.86) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 01/01/2022 sur www.cairn.info par via Université de Fribourg (IP: 151.47.235.86) PRÉSENTATION EMMANUEL ALLOA, CHRISTOPH HAFFTER De quoi l’esthétisation est-elle le nom ? EXTENSION DU DOMAINE DE L’ESTHÉTIQUE Elle est loin l’époque où l’« esthétique » n’agitait encore que quelques éru- dits, tout occupés à délimiter cette « science des formes sensibles » des autres domaines du savoir rationnel. Depuis le XVIIIe siècle, l’esthétique a cessé d’être cantonnée aux débats philosophiques, pour faire l’objet de nouvelles disciplines étudiant l’effet de ces formes sensibles sur les utilisateurs. Architectes, ingé- nieurs du son et de la lumière, urbanistes, chirurgiens, stylistes, publicitaires et autres designers de la vie moderne ont depuis longtemps mis à contribution les puissances du sensible afin d’intensifier l’expérience et accroître l’attrait des objets. Inversement, l’art lui-même s’est détourné de la forme-objet, pour lui préférer les démarches, l’installation et le happening. Tandis que l’art semble, dans une large mesure, entré dans son « état gazeux [1] », l’esthétique triomphe dès lors qu’elle s’infiltre dans les moindres interstices de la vie quotidienne. Cette désertion de l’art dans sa forme connue – cette « désartification » comme certains aiment à l’appeler – au profit d’une esthétique tout orientée vers son efficace, a fait réagir ces dernières années. Car en effet, ce façonnement esthé- tique, cette transformation des choses, des espaces et des corps, dont on pour- rait soutenir qu’elle a existé de tout temps, a produit plus récemment des effets épidermiques, donnant lieu à un vaste débat autour du phénomène de l’« esthé- tisation ». Que l’on préfère y voir un affranchissement de l’esthétique de ses institu- tions héritées ou plutôt le triomphe de la marchandisation de l’art, que l’on se félicite d’une démocratisation de l’accès au beau ou bien que l’on se désole du retour de la politique-spectacle – ces regards souvent diamétralement opposés convergent dans leur constat : nous vivons actuellement, et dans des registres nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 5 1. Yves Michaud, L’Art à l’état gazeux : essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Hachette, 2005. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 01/01/2022 sur www.cairn.info par via Université de Fribourg (IP: 151.47.235.86) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 01/01/2022 sur www.cairn.info par via Université de Fribourg (IP: 151.47.235.86) PRÉSENTATION | Esthétisation 2. Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Gallimard, 1967. 3. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999. 4. Gilles Lipovetsky et Jean Serroy, L’Esthéti- sation du monde : vivre à l’âge du capita- lisme artiste, Paris, Gallimard, 2016. Voir également Gernot Böhme, Ästhetischer Kapitalismus, Berlin, Suhrkamp, 2016. 5. Marie-José Mondzain, Le Commerce des regards, Paris, Points, 2019. Peter Szendy, Emmanuel Alloa et Marta Ponsa (dir.), Le Supermarché des images, Paris, Gallimard, 2020. nouvelle Revue d’esthétique no 28/2021 | 6 les plus divers, un processus d’« esthétisation » accrue. Ce dossier propose de faire le point sur cette controverse, en montrant aussi bien ses antécédents historiques que la multiplicité de ses sous-débats. Car non seulement il y a de multiples théâtres à ce débat, avec des scènes distribuées à plusieurs lieux et dans divers pays, mais avant tout, on peut noter que derrière un seul et même mot – l’« esthétisation » – se cachent des constats que tout ou presque sépare. Depuis les années 1970, l’« esthétisation » de tous les domaines de la vie retient l’attention des observateurs. D’un côté, et à la suite de La Société du spectacle de Guy Debord notamment [2], c’est la spectacularisation par les médias qui est dénoncée, la théâtralisation de la politique et le triomphe des économies pulsionnelles. De l’autre, l’esthétisation est ouvertement revendiquée comme une prise en considération, à l’âge de la modernité tardive, des affects et des goûts dans la construction d’un sens commun. Tandis que certains insistent, dans le sillage de Foucault, sur la possibilité d’une « esthétique de l’existence » ou encore d’une stylisation de nos formes de vie, d’autres s’inquiètent au contraire de l’émergence d’un nouveau « capitalisme esthé- tique » qui, dans sa promesse d’une singularisation du « look », parachèverait la mercantilisation des sensibilités. Les développements plus récents ont redonné de l’actualité à cette controverse qui agitait les débats germanophones des années 1980-1990 sous la formule de l’« esthétisation du monde de la vie » (Ästhetisierung der Lebenswelt) : le rôle croissant que jouent le design, la publi- cité, les interfaces ou encore le soin des corps apporte la preuve, s’il en fallait, que la question esthétique ne saurait se cantonner au monde de l’art. Mieux, la critique artiste issue de Mai 68 et qui portait depuis sa marginalité un regard cinglant sur ses contemporains [3], pareille critique perd de son efficace lorsque les nouveaux travailleurs sont sommés de se soumettre à cette injonction : « Soyez créatifs ! » D’une requête de liberté, la créativité est passée au statut d’obligation contractuelle. À l’âge du « capitalisme artiste [4] », où la question de l’exposition de soi s’impose avec force, chacun est sommé de « soigner son image » : le capital symbolique s’engrange via des nouvelles « iconomies » éta- blies par le commerce des regards à l’ère numérique [5]. Pour mieux évaluer la pertinence (ou l’impertinence) du diagnostic de l’esthétisation, encore faut-il s’assurer que tout le monde parle bien de la même chose. Par esthétisation – là-dessus tout le monde s’accorde – on entend tout d’abord l’acte ou le processus par lequel on transforme un objet ou un domaine, afin de conférer à celui-ci des qualités esthétiques qui lui étaient jusque-là étrangères (ou de lui reconnaître ces qualités qu’on lui refusait jusque- là). L’esthétisation représente pour ainsi dire un élargissement de la sphère esthétique, l’extension de son domaine d’application habituel : on peut parler d’une esthétique hors de l’esthétique, d’une extraterritorialité délibérée. Mais en disant cela, on voit bien que le concept d’esthétisation est indissociable du sens que l’on est prêt à accorder à l’esthétique elle-même : s’agit-il du domaine associé à un certain type d’objets (les œuvres d’art), à un certain type de pro- priétés objectives (les qualités esthétiques), à un certain type d’expérience que © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 01/01/2022 sur www.cairn.info par via Université de Fribourg (IP: 151.47.235.86) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 01/01/2022 sur www.cairn.info par via Université de Fribourg (IP: 151.47.235.86) De quoi l’esthétisation est-elle le nom ? | EMMANUEL ALLOA, CHRISTOPH HAFFTER pourrait faire un sujet (l’expérience esthétique) ou encore, plus généralement, de tout ce qui a trait à l’aïsthésis, et donc au monde sensible ? Selon l’acception que l’on donne au mot « esthétique », par extension, c’est le sens de l’esthétisa- tion qui varie considérablement. Dans le débat autour de l’esthétisation, et dans sa littérature désormais proliférante, pareille polysémie a souvent créé des malentendus, et il n’est peut-être pas inutile de distinguer ces différentes orientations, afin d’y voir un peu plus clair. Nous y reviendrons par la suite, lorsque nous proposerons une typologie des quatre dimensions que peut prendre le diagnostic de l’esthétisation. En attendant, et afin de mieux com- prendre comment ces quatre dimensions ont progressivement émergé, il est nécessaire de prendre un peu de recul. Car le débat sur l’esthétisation a connu lui-même plusieurs phases, avec des tournants que l’on peut identifier. Ainsi, la célèbre formule de Walter Benjamin sur le fascisme comme « esthétisation de la politique », et que l’on se plaît aujourd’hui à citer sans modération, est à replacer dans un contexte très spécifique, où il apparaît que Benjamin reprend à sa manière une certaine lecture du romantisme politique par Carl Schmitt. Mais là encore, procédons dans l’ordre. Ce sont en particulier trois moments, trois tournants où se cristallise l’histoire du débat de l’esthétisation : le moment 1800, l’entre-deux-guerres (1919-1939), et enfin les années post-68 (1970-1990). ESTHÉTISATION : UN DIAGNOSTIC MODERNE Avant d’en arriver à l’esthétisation, il faut affronter la notion dont elle est en quelque sorte uploads/Litterature/ emmanuel-alloa-de-quoi-lesthetisation-estelle-le-nom-1.pdf

  • 34
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager