Germanica 43 | 2008 Modes intellectuelles et capitales mitteleuropéennes autour

Germanica 43 | 2008 Modes intellectuelles et capitales mitteleuropéennes autour de 1900 : échanges et transferts Crise du langage et position mystique : le moment 1901-1903, autour de Fritz Mauthner Sprachkrise und mystische Haltung: Zur Konstellation der Jahre 1901-1903, um Fritz Mauthner herum Jacques Le Rider Édition électronique URL : http://germanica.revues.org/545 DOI : 10.4000/germanica.545 ISSN : 2107-0784 Éditeur CeGes Université Charles-de-Gaulle Lille-III Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2008 Pagination : 13-27 ISBN : 978-2-913857-22-6 ISSN : 0984-2632 Référence électronique Jacques Le Rider, « Crise du langage et position mystique : le moment 1901-1903, autour de Fritz Mauthner », Germanica [En ligne], 43 | 2008, mis en ligne le 01 décembre 2010, consulté le 02 octobre 2016. URL : http://germanica.revues.org/545 ; DOI : 10.4000/germanica.545 Ce document a été généré automatiquement le 2 octobre 2016. © Tous droits réservés Crise du langage et position mystique : le moment 1901-1903, autour de Fritz Mauthner1 Sprachkrise und mystische Haltung: Zur Konstellation der Jahre 1901-1903, um Fritz Mauthner herum Jacques Le Rider 1 Dans son autobiographie intellectuelle de 1922, Fritz Mauthner2 évoque les quatre grandes expériences formatrices qui l’ont libéré de la « superstition du mot » ( Wortaberglaube) : d’abord les enseignements d’Ernst Mach, physicien et philosophe spécialiste d’épistémologie, qui l’initia à la critique du langage ; puis vinrent la lecture de Nietzsche, qui libéra Mauthner de « la superstition historiciste du mot », et d’Otto Ludwig, qui le libéra « de la superstition du beau langage », enfin de la lecture des discours de Bismarck, qui l’affranchit de la « superstition du mot politique et juridique »3. Ainsi la méfiance envers les interprétations déformantes de la réalité auxquelles entraînent les mots de la langue ordinaire, les illusions métaphysiques accréditées par les notions abstraites, l’idéalisme poétique des romantiques et l’irréalisme des politiques qui se paient de mots et de rhétorique au lieu de regarder la réalité en face, trouvent chez Mauthner leur point de départ chez Ernst Mach, Nietzsche, Otto Ludwig et Bismarck. 2 Fritz Mauthner écrit dans ses mémoires que les Études sur Shakespeare d’Otto Ludwig, qui contenaient de nombreuses pages sur Schiller l’idéaliste que Ludwig critiquait durement et plaçait très nettement en dessous de Shakespeare, eurent sur lui qui l’effet d’une douche froide, car le culte de Schiller était entretenu par toutes les institutions de la Bildung. « La critique esthétique de la langue littéraire, chez Ludwig, m’ouvrait la voie conduisant à la critique épistémologique du langage »4, conclut Mauthner dans ses mémoires. Nietzsche, dans sa Seconde Considération inactuelle sur l’histoire, montrait que l’histoire ne peut pas être une science : « L’histoire de l’humanité est déraisonnable ou irrationnelle, c’est une histoire faite de hasards (Zufallsgeschichte); il n’y a pas de lois de Crise du langage et position mystique : le moment 1901-1903, autour de Fritz ... Germanica, 43 | 2009 1 l’histoire »5. Enfin, écrit Mauthner dans ses mémoires, Bismarck intervenait comme un chirurgien avec son scalpel : il méprisait les concepts autant que Goethe se défiait des mots. L’homme d’action, ajoute Mauthner, vomissait les plumitifs. Dans des discours comme celui de 1862 sur l’impuissance des discours, des motions votées à la majorité et sur le fer et le sang qui seuls imposent les grandes décisions, « Bismarck enseignait lui aussi la critique du langage qu’il avait apprise de Goethe : au commencement n’était pas le Verbe, mais l’Action. Le savoir n’est qu’un savoir fait de mots (Wissen ist Wortwissen). Nous n’avons que des mots. Nous ne savons rien »6. 3 Il est aisé de reconstituer la chronologie de cette prise de conscience de la déficience des mots qui informent et déforment notre connaissance de la réalité et de la vérité. En 1872, à l’Université de Prague, Mauthner fait plusieurs exposés dans le séminaire d’Ernst Mach sur « Les problèmes de formation des concepts dans les sciences de la nature ». En 1872 sont publiées les Études sur Shakespeare d’Otto Ludwig (1813-1865). En 1873, Mauthner interrompt ses études universitaires sans avoir obtenu de diplôme. Il travaille dans un cabinet d’avocats et rassemble dans un manuscrit perdu intitulé L’Effroi linguistique (Der Sprachschreck) les premiers éléments desa critique du langage. En 1874, Mauthner découvre la Deuxième Considération inactuelle de Nietzsche, De l’utilité et de l’inconvénient de l’histoire pour la vie, qui vient de paraître. 4 Dans l’été 1878, il rend visite à Gottfried Keller. Un peu plus tard, il se rallie à la cause du naturalisme. En 1880 il participe à la fondation de l’association Société des sans contrainte (Gesellschaft der Zwanglosen), à laquelle appartiennent aussi Otto Brahm, Max Halbe, Maximilian Harden, Otto Erich Hartleben, Gerhart Hauptmann. Il récapitulera son itinéraire du réalisme au naturalisme en 1887, dans le recueil d’essais Von Keller zu Zola. Mentionnons encore le fait qu’en 1888 Fritz Mauthner fera partie du comité directeur de la Litterarische Gesellschaft présidée par Friedrich Spielhagen et que, la même année, il publiera une satire de la presse intitulée Schmock ou la carrière littéraire du temps présent7, qui, dans son titre, met à l’honneur le personnage créé par Freytag dans la comédie Les Journalistes. 5 La désillusion, chez Mauthner, conduit au scepticisme non seulement linguistique, mais généralisé : le réaliste radical formé à l’école d’Ernst Mach, d’Otto Ludwig, de Nietzsche et de Bismarck ne croit plus aux idéaux culturels contemporains qui se réduisent pour lui à des paroles creuses. 6 On ne saurait trop insister sur l’importance du texte de Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral8, pour Fritz Mauthner déjà, et encore à la fin du XXe siècle, en particulier dans les interprétations de Nietzsche par Foucault, Deleuze, Derrida, Sarah Kofman… Ce texte de Nietzsche fut dicté à Gersdorff dans l’été 1873 et conçu depuis l’été 1872, en marge de la préparation d’un cours sur la rhétorique classique à l’Université de Bâle ; il ne fut publié qu’en 18969. Ainsi, les hasards de l’histoire des idées de Nietzsche font que ce texte court, mais décisif pour la réception contemporaine de Nietzsche, peut être rattaché à ce moment 1901-1903 dont je parle aujourd’hui. 7 Nietzsche avait été impressionné par le livre de Gustav Gerber, publié en 1871, Die Sprache als Kunst, qui expliquait que le langage ne représente pas le monde, mais l’exprime sur le mode métaphorique. Les mots désignent des sensations subjectives que l’homme projette sur la réalité extérieure. Les concepts généralisent l’expérience unique et individuelle de la sensation. Ils sont les archives entassées dans notre mémoire des sensations passées que nous identifions à une sensation présente. Crise du langage et position mystique : le moment 1901-1903, autour de Fritz ... Germanica, 43 | 2009 2 8 Borges, dans « Funes ou la mémoire », a montré ironiquement que la singularité d’une sensation ne peut jamais être subsumée dans un concept généralisant : D’un coup d’œil, nous percevons trois verres sur une table ; Funes, lui, percevait tous les rejets, les grappes et les fruits qui composent une treille. Il connaissait les formes des nuages austraux de l’aube du trente avril mil huit cent quatre-vingt- deux et pouvait les comparer au souvenir des marbrures d’un livre en papier espagnol qu’il n’avait regardé qu’une fois et aux lignes de l’écume soulevée par une rame sur le Rio Negro la veille du combat du Quebracho10. 9 Cette citation de Borges ne nous éloigne pas du sujet, mais au contraire nous y ramène, puisque Borges fut au XXe siècle un des lecteurs les plus perspicaces de Fritz Mauthner. 10 Nietzsche tirait de son analyse inspirée par Gerber des conclusions radicales : le langage n’atteint pas à la vérité, c’est un simple tissu de métaphores et d’anthropomorphismes. De cette position, découle le scepticisme linguistique. Cette conception formulée dès 1873, Nietzsche ne l’abandonnera plus. Dans Le Crépuscule des idoles, il écrit encore : « La “raison” dans la langage : ah ! quelle vieille femme trompeuse ! Je crains bien que nous ne nous débarrassions jamais de Dieu, puisque nous croyons encore à la grammaire… »11. En bon disciple de Nietzsche et d’une tradition moderne de la critique du langage de l’empirisme anglais, depuis Locke, Mauthner affirme que penser, ce n’est que parler. Le sujet parlant est rempli de sensations et de souvenirs de sensations que le langage lui permet de classer. Ce que Descartes et Leibniz appelaient intellectus n’est qu’une activité linguistique. La communication n’est qu’une illusion : si tous les objets sont des objets internes, c’est-à-dire des sensations, il est illusoire de penser que toutes les subjectivités observent les mêmes objets. Mais la langue produit un « effet de communication » qui nous pousse, lorsque nous utilisons les mêmes mots, à croire que nous parlons des mêmes choses. 11 Chez Mauthner, il s’agit de bien plus que d’une critique du langage : c’est une véritable haine des mots qui parle dans son réquisitoire fleuve contre la langue qu’il considère comme un système trompeur de signes arbitraires qui ne peuvent que nous induire en erreur et qui ne nous conduiront jamais à aucune vérité. 12 On a compris que la Sprachkritik est une uploads/Litterature/ le-rider-crise-du-langage-et-position-mystique-le-moment-1901-1903-autour-de-fritz-mauthner 1 .pdf

  • 28
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager