« Le Voyage de Turquie : Recherche de soi, connaissance de l’autre » Le Voyage
« Le Voyage de Turquie : Recherche de soi, connaissance de l’autre » Le Voyage de Turquie est un des rares textes espagnols du XVIe siècle consacré à la Turquie et placé sous l’autorité du témoignage oculaire, alors que ce type de documents abonde en France, en Italie, dans l’empire germanique. Le voyage réel de Dernschwam, par exemple, est truffé d’informations précieuses sur l’empire turc et sa capitale, Constantinople (Istanbul). Les ambassadeurs vénitiens, de retour de Turquie, font un rapport détaillé devant le sénat et le doge sur l’État turc. En Espagne les relations existantes étaient produites par des agents de l’empereur et des soldats pour le Conseil d’État uniquement et elles sont restées inédites. Les traductions espagnoles des récits italiens ou français, peu nombreuses, n’ont jamais été publiées, à ma connaissance. Les seuls textes ayant reçu quelque audience, sont celui de Vicente Roca écrit à partir des informations tirées de ses lectures sur les Turcs et publié en 1555 et celui de Vasco Díaz Tanco de Frexenal paru en 1547 –Libro intitulado Palinodia,dela nephanda y fiera nacion de los Turcos, y de su enganoso arte y cruel modo de guerrear, y de los ïmperios […] que han subjectadoy y posseen con inquieta ferocidad–, présenté au prince Philippe comme une compilation traduite du livre d’un évêque italien, qu’il corrige en s’appuyant sur d’autres documents pertinents. Le Voyage de Turquie est un document unique. De là une partie de l’intérêt que suscite ce texte qui tente de proposer l’image intime d’un Orient vu de l’intérieur, apposée à une représentation de l’Occident caractéristique de la pensée érasmisante. C’est cette vision des deux mondes en confrontation à l’époque où le Voyage est écrit que je vais étudier ici. Soulignons tout d’abord que le texte qui nous est parvenu a été retouché de façon importante et la journée consacrée aux coutumes turques a été profondément modifiée. Il y a eu aussi des tentatives diverses de modification et de réécriture du contenu du texte de la première journée. L’épître dédicatoire a, elle aussi, subi des modifications visibles par le fait que l’auteur dédie en titre son commentaire à Philippe II, roi des Espagnes en 1557, date qui figure à la fin du texte prologal, mais s’adresse dans le corps du texte à la fois à Charles Quint (César) et à son fils1. Le texte qui nous a été transmis se divise en quatre parties : l’épître dédicatoire, la table des matières qui nous informe également sur les pièces manquantes du texte que nous pouvons supposer original, le dialogue subdivisé en deux moments : conversation du premier jour autour de la vie de Pedro de Urdemalas, de retour de captivité après une absence de trois 1 Cf. Marie-Sol Ortola (ed.), Viaje de Turquía, édition critique, Madrid, Castalia, 2000 (Nueva Biblioteca de Erudición y Crítica, 16). ou quatre années –le protagoniste lui-même éludant une trop grande précision quant à son séjour en Turquie–, et du deuxième jour, consacrée à l’histoire de la nation turque et à ses coutumes ; enfin, la dernière partie incomplète, détachée de l’ensemble afin d’être remodelée pour y insérer toute l’histoire de l’empire chrétien d’Orient depuis l’époque de l’éclatement de l’empire romain jusqu’à la prise de Constantinople et l’intronisation du nouveau pouvoir turc. L’histoire des Turcs, qui faisaient partie du projet initial d’écriture, a été maintenue en partie. C’est là que le discours officiel est le plus agressif et militant. Vu qu’un travail en profondeur doit être mené sur cette partie exclusivement, je me bornerai ici à l’étude des deux parties précédentes : l’épître et le dialogue du premier et du deuxième jours. a) L’épître Celle-ci s’adresse, comme je l’ai signalé, au roi d’Espagne ; l’auteur anonyme y expose ses intentions et les motifs qui le poussent à prendre la plume ; il indique le genre choisi pour parler de son expérience, le tout imbriqué dans un patchwork de textes empruntés et traduits vers espagnol2. Le langage employé est à la fois conforme à l’attente –il traduit textuellement ses sources et utilise le modèle rhétorique prévu pour ce type de texte, écriture topique– et critique dans les parenthèses marquées typrographiquement dans le manuscrit de base. Il se dirige directement au souverain en utilisant toutes les formules de l’épître de Lodovico Domenichi à l’adresse de Camilo Vitello dans le prologue des commentaires de Spandugino3. Il inscrit ainsi son texte dans la lignée des documents historiques. Il se dissimule derrière toutes ces formules rhétoriques empruntées et profite de cette situation d’anonymat créée par la dépersonnalisation d’une grande partie du discours épistolaire pour y insérer ce qui lui appartient en propre, c’est-à-dire, la mise en forme de son commentaire sur les Turcs selon la technique du dialogue et la mise en garde contre les mauvais conseillers et les donneurs de leçons de politique étrangère, parmi lesquels se trouve Georgievitz –sa source principale– [« algunos casamenteros que dan en sus escripturas rremedios y consejos conforme a las cabezas donde salen cómo se pueda ganar toda aquella tierra del turco »]4. 2 Il copie le prologue au commentaire sur les Turcs de Georgievitz, ancien captif à Constantinople, l’épître de Lodovico Domenichi apposée aux Commentari de Theodoro Spandugino et la traduction italienne du texte de Georgievitz, ajoutée à l’édition de 1548 du traité sur les Turcs d’Antonio Menavino, ancien captif lui aussi. 3 Theodoro Cantacusion Spandugino, Della casa reale de Cantacusini, delle historie, et origine de’Turchi, Luca, Vincentio Buddrago, 1550 [Fiorenza, appresso Lorenzo Torrentino, 1551 (BNE, sign. R. 37286). 4 Vasco Díaz Tanco est directement dénoncé par l’auteur anonyme. Le discours de Georgievitz est également mis en cause, comme l’a signalé autrefois Marcel Bataillon. Traduction française : « certains marieurs qui dans leurs écrits donnent remèdes et conseils bien dignes de leur cervelle, comment on pourrait conquérir toutes les terres des Turcs », Voyage de Turquie, traduit par Jacqueline Ferreras et Gilbert Zonana, Paris, Fayard, 2006, p.17. Je mettrai la traduction française entre parenthèses à la suite du texte espagnol et j’indiquerai la page du texte traduit. Grâce au dialogue, il pourra dépeindre « al bibo en este comentario a manera de diálogo a Vuestra magestad el poder, vida, origen y costumbres de su enemigo, y la vida que los tristes cautibos passan » (« sur le vif […] dans ce commentaire en forme de dialogue, la puissance, la vie, l’origine et les mœurs de son ennemi, la triste existence que mènent les malheureux captifs », p.16). Soulignons que, à l’instar de l’épître, ce commentaire est lui-même façonné à partir des informations contenues dans les documents ‘fiables’ de l’époque. De nombreux passages sont copiés littéralement des traités de Menavino5, de Georgievitz6 ou de Spandugino, comme l’ont très bien montré Marcel Bataillon7, Ana Corsi Prosperi8 et Albert Mas9. L’intention de l’auteur est de corriger l’information reçue en opposant son expérience directe à toute la production abondante, souvent mensongère, partielle et partiale, fondée sur une connaissance de seconde main : « no dando a su escriptura más autoridad del diz que y que oyeron dezir a uno que venía de allá. » (« ne donnant à leurs écrits d’autre autorité que ‘c’est ce qu’on dit’, ‘on a entendu dire à quelqu’un qui revenait de là-bas’ », p.16). Il emploie des expressions imagées et des proverbes pour faire ressortir l’importance de l’information apportée, qu’il oppose à celle qui se divulgue communément et qui, pour le mal de la république, atteint les oreilles du monarque. Sa profession fait foi de sa grande connaissance des affaires turques. Il se proclame ancien médecin de la cour, versé dans toutes les langues qui se parlent en Turquie : « entraba como es costumbre de los médicos en todas las partes donde a ninguno otro es líçito entrar, y con saber las lenguas todas que en aquellas partes se hablan y ser mi avitaçión en las cámaras de los mayores prínçipes de aquella tierra » (« j’entrais, comme il est d’usage pour les médecins, partout où il n’est licite à personne d’autre d’entrer, et comme je connaissais toutes les langues parlées dans ces régions et que j’étais logé dans les appartements des plus grands princes de ce pays, rien ne m’échappait de tout ce qui s’y déroulait. », p.17). Ces circonstances particulières lui permirent d’acquérir une connaissance privilégiée des réalités turques : « ninguna cosa se me ascondía de quanto pasaba » (« rien ne m’échappait de tout ce qui s’y déroulait »). Les apports personnels orientent la lecture ; l’auteur anonyme pose les jalons du discours de son personnage. Il est important de rappeler que sa manière détournée d’insérer 5 Giovanni Antonio Menavino, I costumi, et la vita de Turchi, Fiorenza, Lorenzo Torrentino, 1551 (BNE 3.65187). 6 Bartolomeo Giorgievits, La miseria cosi de i Prigioni, come anco de Christiani, che vivono sotto il tributo del Turco, in I costumi, et la vita de Turchi de Menavino et Prophetia de maometani in Id. 7 « Dr. Andrés Laguna, Peregrinaciones de Pedro de Urdemalas (Muestra de una edición comentada) », NRFH, VI (1952), p.121-137 8 « Sulle fonti uploads/Litterature/ le-voyage-de-turquie-recherche-de-soi-c.pdf
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- Publié le Fev 18, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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