Revue Flaubert n° 6, 2006 Yvan LECLERC Centre Flaubert (Cérédi) Université de R

Revue Flaubert n° 6, 2006 Yvan LECLERC Centre Flaubert (Cérédi) Université de Rouen LA SPIRALE des hallucinations Chaque texte de Flaubert met en œuvre à sa manière la confrontation entre le rêve et la réalité. Le scénario de La Spirale annonce un roman construit plus schématiquement encore sur cette opposition : le personnage masculin aurait vécu selon deux plans : d’une part la « vie réelle », de l’autre la « vie fantastique ». Dans celle-ci, contrepartie glorieuse des échecs subis dans la réalité désastreuse, il aurait cultivé les rêves nocturnes et éveillés et il se serait donné à volonté des hallucinations, même après avoir renoncé aux visions provoquées par le haschich. Un tel itinéraire l’aurait conduit dans un asile d’aliénés : « La conclusion est que : le bonheur consiste à être Fou (ou ce qu'on appelle ainsi) ». Cette trilogie, fantastique, hallucinations, folie, se retrouve dans les lettres qui font état d’un projet de roman, jamais nommé, mais dans lesquelles on peut reconnaître les caractéristiques de La Spirale. La première lettre date du [8 mai 1852], alors que Flaubert est en train de rédiger la scène du bal : « J’ai des idées de théâtre depuis quelque temps, et l’esquisse incertaine d’un grand roman métaphysique, fantastique et gueulard, qui m’est tombé dans la tête il y a une quinzaine de jours. »1 La deuxième lettre est écrite huit mois plus tard, juste après le choc provoqué par la lecture de Louis Lambert, où Flaubert retrouve ce qu’il a vécu et imaginé : « Te rappelles-tu que je t’ai parlé d’un roman métaphysique (en plan) où un homme, à force de penser, arrive à avoir des hallucinations au bout desquelles le fantôme de son ami lui apparaît, pour tirer la conclusion (idéale, absolue) des prémisses (mondaines, tangibles) ? Eh bien, cette idée est là indiquée, et tout ce roman de Louis Lambert en est la préface. »2. La troisième allusion apparaît au printemps de l’année suivante, le [31 mars 1853], dans un contexte autobiographique, où il est question de sa maladie de nerfs : « Je m’en vengerai à quelque jour, en l’utilisant dans un livre (ce roman métaphysique et à apparitions, dont je t’ai parlé). »3 Enfin, la dernière mention dont on peut considérer qu’elle se rapporte à La Spirale se trouve dans une lettre à Ernest Feydeau du [29 novembre 1859], écrite pendant la rédaction de Salammbô : « Voilà longtemps que je médite un roman sur la folie, ou plutôt sur la manière dont on devient fou ! »4 Même si le mot « gueulard » de la première lettre ne se rencontre pas dans les notes dites de régie du scénario, par lesquelles l’auteur se fixe à lui-même la poétique de l’œuvre à faire, ce jugement pourrait assez bien convenir à un texte qui se veut d’entrée un « livre exaltant », haut en couleurs, et qui se passerait pour moitié dans les hallucinations d’une vie imaginative, c’est-à-dire à une œuvre dans laquelle l’auteur bridé de Madame Bovary donnerait à nouveau libre cours à son goût du lyrisme et de la « hurlade », réprimé depuis le jugement porté par ses 1. Lettre à Louise Colet, Correspondance, éd. Jean Bruneau, Bibl. de la Pléiade, t. II, p. 85. 2. Lettre à Louise Colet du [27 décembre 1852]), Corr., t. II, p. 218. 3. Lettre à Louise Colet, Corr., t. II, p. 290. 4. Corr., t. III, p. 59. 1 amis sur La Tentation de saint Antoine. Alors même qu’il commence à rédiger son roman de mœurs, Flaubert confie à Du Camp : « Il y a des moments où je crois même que j’ai tort de vouloir faire un livre raisonnable et de ne pas m’abandonner à tous les lyrismes, gueulades et excentricités philosophico-fantastiques qui me viendraient. Qui sait ? Un jour j’accoucherais peut-être d’une œuvre qui serait mienne, au moins » (lettre du 21 octobre [1851]). Quand six mois plus tard, le sujet de La Spirale lui sera « tombé dans la tête », venu du ciel des idées, nul doute que l’auteur ne se soit senti visité par une de ces « excentricités philosophico- fantastiques » dont il pourrait sortir une œuvre vraiment sienne, après le pensum imposé. Seul un élément mentionné dans les lettres est absent du scénario : les apparitions, et en particulier celle du fantôme d’un ami. Elles n’entrent cependant pas en contradiction avec les autres composantes, puisqu’elles ont leur place naturelle dans un texte fantastique. À part cet épisode, toutes les caractéristiques concordent avec ce que nous possédons de La Spirale, et aucun autre scénario connu ne s’en rapproche, sauf Le Rêve et la vie, réécriture de La Spirale, mais dans le genre théâtral. Le roman en partie double, mi-réaliste mi-fantastique, se situe dans deux milieux opposés : Paris et l’Orient, un Orient qui reste vague. Dans une note de régie, le scénario précise : « L’Orient ne serait pas suffisant comme élément fantastique, – et il est placé, d’abord trop loin – il faudrait peu à peu remonter. Révolution. L[ouis] XV, Croisade = féodalité. De là Orient – puis Orient fabuleux ». On serait donc passé d’un exotisme dans l’espace à un exotisme dans le temps, selon la distinction établie par les Goncourt. Si l’Orient est « trop loin » géographiquement, il n’en est pas moins réel, et donc « insuffisant » pour poser une réalité d’un autre ordre en face de l’occident bourgeois. L’exotisme dans le temps aurait été atteint au terme d’une anamnèse individuelle, la première étape étant la Révolution que les grands-parents du personnage ont connu, si on lui donne l’âge de l’auteur, mais aussi d’une remontée dans la mémoire collective de toute une civilisation, pour qui « l’Orient est l’antécédent de l’Occident »5. Par la manière d’envisager le traitement du sujet, ce scénario aurait pu être antérieur au voyage de Flaubert en Orient, puisqu’il aurait fait assez peu de cas des choses vues, au profit du « rêve oriental » présent dès les œuvres de jeunesse6. Mais la rédaction effective se serait bien évidemment nourrie de l’expérience vécue, telle que Flaubert la rapporte dans une lettre du Caire, avec des images qu’on peut rapprocher de l’expérience des hallucinations : « Mais les premiers jours, le diable m’emporte, c’est un tohu-bohu de couleurs étourdissant, si bien que votre pauvre imagination, comme devant un feu d’artifice d’images, en demeure éblouie. »7 L’« Orient fabuleux » puise aux fables des Mille et une nuits, dont Guillaume Pauthier montrait, pour le regretter, le rôle dans la formation des images reçues : « Mais l’Orient n’est- il pas encore, pour la plupart des esprits, même les plus cultivés, un de ces mondes 5. Cette formule se trouve chez Guillaume Pauthier, Les Livres sacrés de l’Orient, Paris, Didot frères, 1840, p. VII. Flaubert parle de cet ouvrage dans une lettre à Le Poittevin du 16 septembre [1845] (voir Corr., t. I, n. 2 de la p. 968) ; il se trouve toujours à l’hôtel de ville de Canteleu. La réversibilité de l’espace et du temps en ce qui concerne l’exotisme oriental est une donnée fréquente sous la plume des critiques du temps. Ainsi Félix Nève écrit-il : « L’Orient n’est pas une terre où tout est nouveau : l’Orient ! c’est l’ancien monde [...] » (Introduction à l’histoire générale des Littératures orientales, Louvain, Vanlinthout et Vandenzande, 1844, p. 5), et Charles Renouvier définit l’esprit de l’Orient comme « l’esprit même de l’Antiquité, dont tous les peuples à leur origine doivent participer » (Manuel de philosophie ancienne, Paris, Paulin, 1844, t. I, p. 3-4), cités par Jean Bruneau, Le « Conte Oriental » de Flaubert, Denoël, 1973, p. 14-15. 6. On pense aux rêves de M. Ohmlyn dans Rage et impuissance (Œuvres de jeunesse, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 179) et aux visions du narrateur des Mémoires d’un fou : « Je voyais l’Orient et ses sables immenses » (ibid., p. 473). 7. Lettre au docteur Jules Cloquet, 15 janvier 1850, Corr., t. I, p. 563. 2 fantastiques des Mille et une Nuits, qui ne présente pas même l’ombre de la réalité » 8. C’est donc tout naturellement que l’Orient servira de cadre à ce « grand roman métaphysique, fantastique et gueulard ». Dans la lignée de Nodier réfléchissant aux conditions d’un « fantastique sérieux »9 pour renouveler la littérature, Flaubert a consacré un long développement critique à ce genre dans le dernier chapitre de L’Éducation sentimentale (1845)10. Il commence par en limiter l’étendue : « le fantastique, qui lui semblait autrefois un si vaste royaume du continent poétique, ne lui en apparut plus que comme une province. » Puis il oppose la fantaisie gratuite engendrant des chimères à l’expression nécessaire de la vie imaginative : « Compris comme développement de l’essence intime de notre âme, comme surabondance de l’élément moral, le fantastique a sa place dans l’art. » Cette intériorisation de la notion caractérise pour Flaubert son évolution historique : il note en effet qu’on trouve le fantastique uploads/Litterature/ leclerc-le-spirale 1 .pdf

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