LECTURE, ÉCRITURE ET MORPHOLOGIE LATINES EN IRLANDE AUX VIIe ET VIIIe SIÈCLES N

LECTURE, ÉCRITURE ET MORPHOLOGIE LATINES EN IRLANDE AUX VIIe ET VIIIe SIÈCLES Nouveaux matériaux, nouvelles hypothèses ' Par le biais des observations qui suivent, je voudrais réouvrir la question de l'apprentissage de la langue latine en Irlande au Moyen- Age, en analysant ses éléments et ses méthodes (orthographe, mor- phologie, écriture et lecture). J'ai divisé mon exposé en deux parties: la première résume les résultats d'une enquête linguistique à propos des données orthographiques tirées d'un certain corpus de manus- crits ; la deuxième présente le plan d'une enquête littéraire à partir de certains textes dont le contenu même met en évidence les techniques d'apprentissage du latin dans les centres culturels latinophones des îles Britanniques. Contextes d'une enquête linguistique Les données orthographiques et morphologiques contenues dans les plus anciens textes copiés dans les scriptoria et les écoles monas- tiques irlandaises aux septième et huitième siècles 2 nous permettent de poser trois questions principales : 1. Cet article est le remaniement d'une conférence prononcée lors de la séance du 8 novembre 1997 de l'Atelier médio-latin de l'Université de Paris-Sorbonne. Je suis reconnaissant à tous les participants, notamment MM. Jacques Fontaine, François Dolbeau et Michel Banniard, pour leurs observations, dont j'ai tenu compte dans la rédaction de cette nouvelle version. 2. Dans ma thèse de doctorat anglais : « Aspects of the Orthography of Early Hiberno-Latin Texts », j'ai analysé les graphies des neuf textes et manuscrits 180 P. ZANNA (1) la question philologique de la classification des graphèmes employés par les copistes et de la prononciation leur correspondant, d'une part, du rapport entre graphèmes et morphèmes, d'autre part. Quels peuvent être les points de départ d'une analyse des données orthographiques irlandaises ? Quelles nouvelles règles aussi bien orthographiques que morphologiques semblent avoir été créées par les copistes ? (2) la question linguistique du rapport entre la « compétence » lin- guistique, c'est-à-dire la connaissance des règles, et la performance, au sens chomskyen des termes, des écrivains irlandais du haut Moyen-Âge. Est-ce que la pratique révèle plutôt des anomalies dans l'application de la compétence linguistique latine des moines irlan- dais ? (3) la question de l'apprentissage linguistique à travers la lecture et ses méthodes. À ce propos, je suggère qu'il y avait encore des traces d'une lecture traditionnelle orale (à haute voix) opposée à une nouvelle lecture silencieuse que Paul Saenger considère comme typique de l'Irlande latinophone à partir du huitième siècle 3. Quels vants : (1) les tablettes de cire de Springmount Bog, éd. Sheehy, chez M. MCNAMARA, « Psalter Text and Psalter Study in the Early Irish Church », dans Proceedings of the Columcille, éd. H. J. Lawlor, « The Cathach of Columba», dans PRIA 33 C (1916- 1917), 241-443 ; (3) l'Évangéliaire du Codex Usserianus I, éd. T. K. Abbott, Evangeliorum Quattuor versio antehyeroniminiana ex codice Usseriano, 2 voll. (Dublin : Hodges ; Londres : Logman, Green, 1884), I, pp. 65-375 ; (4) l'Antiphonaire de Bangor, éd. F. E. Warren, The Antiphonary of Bangor, 2 voll., Henry Bradshaw Society IV et X (Londres : Harrison, 1893-5) ; (5) le Livre de Durrow, facsimile publié avec introduction de A. A. Luce, G. O. Simms, P. Meyer, L. Bieler, 2 vols (Lausanne : Urs Graf, 1960) ; (6) le Livre de Kells, facsimiles The Book of Kells, MS 58, Trinity College Library, Dublin ; facsimile (Luzern : Fine Arts Facsimile Publishers of Switzerland, Faksimile Verlag, 1990) et E. H. ALTON - P. MEYER, Evangeliorum Quattuor Codex Cennanensis, 3 voll. (Bern : Urs Graf, 1951 ); (7) le Missel de Stowe, éd. G. F. Warner, The Stowe Missal, 2 voll., Henry Bradshaw Society XXXI-XXXII (Londres: Harrison, 1906-16); (8) Vita Sancti Columbani, éd. M. O. Anderson, Adomnán's Life of Columba (Oxford : Clarendon, 1992) ; (9) Garland of Howth, éd. H. C. Hoskier (Londres : Quaritch, 1929). 3. Cf., par ordre chronologique, P. SAENGER, « Silent Reading : Its Impact on Late Medieval Script and Society », Viator 113 (1982), 367-41 ; ID., « Psychologie de la lecture et séparation des mots », dans Annales. Économie, Sociétés, Civilisations 44 (1989), 939-52 ; « The Separation of Words and the Order of Words : the Genesis of Medieval Reading », dans Scrittura e civiltà 14 (1990), 49-74 ; « The Separation of LECTURE, ÉCRITURE ET MORPHOLOGIE LATINES EN IRLANDE 181 indices de cet aspect oral de la lecture sont visibles dans la pratique de l'écriture des copistes irlandais ? Questions d'orthographe et de morphologie dans les mss latins irlandais Sur la première question tout à fait philologique, je me réfère, tout d'abord, aux graphèmes des manuscrits latins irlandais et je les com- pare aux graphèmes des manuscrits et documents latins vulgaires des premiers siècles de notre ère, antérieurs à ou contemporains de ceux d'origine irlandaise. On remarque des 'erreurs', ou mieux des dévia- tions de la règle, des cas de correction et d'hypercorrection. Je ne cite que deux exemples significatifs: dans le Livre de Kells, on trouve, d'une part, le graphème 'irrégulier' ou 'évolutif c en substitution de qu dans secuntur = sequuntur (fol. 322r 18), mais, d'autre part, quoinquinat (fol. 14r 7, 11, 74r 7), graphie inverse de la précédente {qu pour c), peut-être un cas d'hypercorrection. Finalement, il est très curieux qu'à la ligne suivante du fol. 74r, on retrouve probable- ment de la main du même copiste, le c initial de l'orthographe tradi- tionnelle dans le même mot coinquinat (74r 8), répété dans le verset proverbial évangélique. On peut raisonnablement déduire que les écrivains et / ou les copistes irlandais, même s'ils connaissaient la règle concernant la différence entre les graphème c, de la vélaire plo- sive, et qu, de la labiovelare, dans la pratique ne distinguaient pas régulièrement les deux graphèmes et parfois les bouleversaient, soit par erreur soit par hypercorrection. Deuxième aspect du problème philologique en question. Comment expliquer la relation entre l'orthographe et la prononcia- tion latine en Irlande ? Pour vérifier l'influence de la prononciation courante en Irlande sur les graphies utilisées par les copistes, il ne faut pas penser à un rapport direct entre la prononciation du vieil irlandais (celle des moines qui parlaient l'irlandais comme leur Words in Italy », dans Scrittura e civiltà 17 (1993), 5-41 ; « Word Separation and its Implications for Manuscript Production », dans Rationalisierung der Buchherstellung in Mittelalter und Frühneuzeit. Ergebnisse eines buchgeschichtli- chen Seminars der Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel 12.-14. November 1990. Paul Raabe zum Abschied gewidmet, éd. Peter Rück-Martin Boghardt (Marburg a. d. Lahn : Institut für Historische Hilfswissenschaften, 1994), pp. 41-50. 182 P. ZANNA langue maternelle) et l'orthographe latine. L'orthographe du vieil irlandais dérive elle aussi de celle du latin4. C'est l'orthographe lati- ne qui nous informe à la fois sur la prononciation du latin et sur celle du vieil irlandais, même si la correspondance entre graphie et pro- nonciation doit être analysée prudemment, en n'oubliant pas la natu- re conservatrice de l'orthographe établie par les grammairiens, qui luttaient contre les tendances évolutives d'une orthographe phoné- tique 5. Le copiste qui écrivait en latin et en vieil irlandais peut avoir transféré des habitudes orthographiques du latin au vieil irlandais et vice-versa. A ce propos, pour revenir à l'alternance entre c et qu, on peut comparer la graphie latine relincerunt = reliquerunt (Codex Usserianus I, éd. Abbott, p. 763, 1. 12) avec les deux manières de rendre lat. aequinoctium en vl. irl., à savoir aequinocht (dans le Thesaurus Palaeohibernicus IL 14, 35), ou ecenocht ( dans les gloses de Milan, Mil llla9)6. Troisième point : les graphèmes, signaux ou segments orthogra- phiques, sont aussi des morphèmes, c'est-à-dire des indicateurs de valeurs distinctives au niveau grammatical. La question principale consiste dans le rapport entre les compétences orthographique et morphologique. Dans les mss. examinés, il y a des régularités supre- nantes sur le plan des correspondances entre graphèmes et mor- phèmes. Mon hypothèse est donc que la grammaire prescriptive avait cédé le pas à l'usage des locuteurs, et que l'orthographe pourrait refléter cela. J'énumère ici quelques graphèmes-morphèmes intéres- sants, par exemple dans le domaine de l'indicatif des verbes 7 : 4. Cf. A. HARVEY, Studies in Early Insular Consonantal Spelling and Phonology, with Particular Reference to Irish Material (Cambridge, diss., 1985), p. 10. 5. Cf. MCMANUS, « Linguarum diversitas : Latin and the Vernacular in Early Medieval Britain », dans Peritia 3 (1984), 151-88, p. 167, où l'orthographe est défi- nie comme « a practical discipline, taught in accordance with established norms which, because they are established, are not as fluid as spontaneous speech, cannot accurately reflect what is actually said ». À propos de l'activité des grammairiens irlandais et insulaires, voir infra le paragraphe sur les grammaires insulaires. 6. Cf. R. THURNEYSEN, A Grammar of Old Irish (Dublin, School of Celtic Studies, Dublin Institute for Advanced Studies, 1946), p. 18. 7. Une liste complète, qui se réfère à toutes les parties du discours (déclinaison nominale, adjectifs qualificatifs et numéraux, verbes, adverbes) va paraître dans ma thèse, qui sera publiée chez Brepols dans la série des Publications du Journal of uploads/Litterature/ lecture-ecriture-et-morphologie-latines-en-irlande-aux-viie-et-viiie-siecles.pdf

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