Jean Molino Anthropologie et métaphore In: Langages, 12e année, n°54, 1979. pp.
Jean Molino Anthropologie et métaphore In: Langages, 12e année, n°54, 1979. pp. 103-126. Citer ce document / Cite this document : Molino Jean. Anthropologie et métaphore. In: Langages, 12e année, n°54, 1979. pp. 103-126. doi : 10.3406/lgge.1979.1821 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1979_num_12_54_1821 J. MOLINO Université de Provence Aix-en-Provence ANTHROPOLOGIE ET MÉTAPHORE La métaphore est au centre de toutes les sciences humaines. M. BLACK a montré comment la psychologie de Kurt Lewin est incompréhensible si l'on ne restitue pas, à partir des traces que laisse le vocabulaire de la physique — champ, vecteur, ten sion, force, valence, etc. — le modèle, l'archétype conceptuel qui informe la théorie [BLACK, 1962]. Mais il importe de dissiper une confusion possible ; il y a bien des archétypes ou des modèles dans les sciences de la nature, mais précisément le travail scientifique consiste à faire progressivement disparaître le flou de la métaphore origi naire : la métaphore devient modèle explicatif qui rend compte d'énigmes posées par la science quotidienne. En revanche, la situation des sciences humaines est caractéri sée par l'impossibilité de mener à bien ce processus d'épuration : la métaphore origi naire demeure largement métaphorique. S'il est vrai, selon M. BLACK, que « peut- être toute science doit commencer avec la métaphore et finir avec l'algèbre » [BLACK, 1962, 242], on peut dire que les sciences humaines n'arrivent à peu près jamais à l'algèbre. Constat plus grave encore : lorsqu'il est question d'algèbre dans les sciences humaines, il ne s'agit souvent que de pure et simple métaphore. Un des exemples les plus fameux de cet usage métaphorique est fourni par l'œuvre de LÉVI- STRAUSS, auquel un seul mérite peut être reconnu dans ce domaine, la franchise de l'aveu : « Les formules que nous écrivons avec des symboles empruntées aux mathém atiques, pour la raison principale qu'elles existent déjà en typographie, ne préten dent rien prouver... Mieux que personne nous avons conscience des acceptions très lâches que nous donnons à des termes tels que symétrie, inversion, équivalence, homologie, isomorphisme » [LÉVI-STRAUSS, 1964, 39]. Il n'en reste pas moins qu'une question se pose légitimement : est-on sûr que ce pseudo-formalisme soit le meilleur et le plus court chemin vers une « analyse logico-mathématique véritable » , à supposer que ce projet ait un sens ? Encore bien éloignées du paradis de l'algèbre, les sciences humaines doivent se contenter des seuls moyens de salut qui restent à leur disposition, les statistiques et les concepts. Laissons la statistique et bornons-nous aux concepts. R. A. NlSBET a bien montré que les concepts les plus fondamentaux de la sociologie et de l'anthropol ogie étaient encore des métaphores [NlSBET, 1968]. Parmi ces concepts, tout le monde s'accorderait pour citer : société et communauté, société de masse, aliénation, anomie, rationalisation. A un niveau encore plus profond, qu'est-ce que l'ensemble des termes comme : devenir, genèse, croissance, développement ou dégénérescence, mort, maladie, pathologie, sinon une famille de métaphores fondées sur le modèle de l'organisme ? Toute la difficulté vient de ce que ces notions sont des métaphores vivantes, c'est-à-dire qu'elles n'ont pas subi le processus de démonétisation qui en fait des métaphores usées, transparentes, enfin devenues concepts. Il faut alors se demander s'il existe des moyens pour produire ou pour accélérer cette démonétisat ion de la métaphore. Selon certains, il suffirait de rompre avec les certitudes du sens commun, de les critiquer, de les renverser pour accéder au concept [BOURDIEU, CHAMBOREDON, PASSERON, 1968]. Mais refuser les explications ou les analogies de 103 l'expérience commune ne remplace pas le travail du concept : la négation nous place devant le vide. Comment le remplir sinon par d'autres analogies, d'autres modèles, dont nous avons vu qu'ils jouent dans les sciences physiques un autre rôle que pure ment pédagogique ou heuristique ? On nous dit qu'il faut rejeter les modèles artifi- cialistes ou anthropomorphiques ; peut-être, mais les modèles mécaniques ou les modèles « structuraux » sont-ils nécessairement plus adéquats ? D'autant plus que l'on passe facilement du refus des modèles du sens commun à leur pur et simple ren versement : de l'affirmation selon laquelle la conscience d'un acteur n'est pas un modèle valable de ce qu'il fait, on saute à l'affirmation selon laquelle le vrai modèle doit nier cette conscience ; d'où tous les modèles de la défiance et du soupçon. Mais il n'y a pas de critère négatif qui permette de choisir les bons modèles a priori, pas plus que de critère positif : la situation des sciences humaines prouve que nous en sommes encore à l'ère d'une multiplicité de modèles irréductibles. Ainsi s'expliquent sans doute deux caractères propres des sciences humaines — on voit bien ici pourquoi le terme de science est abusivement employé ! — : l'absence de progrès cumulatif et l'incommunicabilité des grands modèles théoriques. Com ment par exemple, non pas concilier, mais rendre sémantiquement compatibles psychanalyse et psychologie génétique à la PlAGET ? Il y a là deux grands systèmes de métaphores littéralement intraduisibles l'un dans l'autre ou dans un troisième lan gage : assimilation et accommodation d'un côté, mécanisme de défense, modèles topographiques ou économiques de l'autre. Et la part de la métaphore est si grande qu'elle rend très souvent impossible l'utilisation des résultats locaux obtenus dans le cadre du modèle général. D'où l'impossibilité d'un progrès cumulatif des connaissanc es : il n'y a pas de science de la religion qui serait le plus grand commun dénominat eur des théories de la religion, car l'intersection de toutes ces théories est peut-être vide... Plus profondément — plus essentiellement sans doute — que les autres sciences humaines, l'anthropologie a partie liée avec la métaphore. C'est d'abord un fait de conjoncture : les travaux de JAKOBSON, la diffusion des modèles linguistiques, les livres de LÉVI-STRAUSS ont contribué à réintroduire la métaphore en anthropologie en lui donnant le statut d'un outil acceptable de description et d'analyse. Mais il ne s'agit pas seulement de conjoncture. Quelle que soit la théorie de la cul ture que défend l'anthropologue, il est contraint de réserver une place et de donner un sens aux phénomènes symboliques. Le sociologue peut, par une décision de prin cipe, exclure le symbolique en lui réservant dès l'abord une place secondaire dans sa théorie ; c'est le cas lorsque BOURDIEU et PASSERON posent comme condition de la constitution de la science sociologique le principe de la non-conscience, selon lequel « la vie sociale doit s'expliquer, non par la conception que s'en font ceux qui y parti cipent, mais par des causes profondes qui échappent à la conscience » [DURKHEIM, in BOURDIEU-PaSSERON-CHAMBOREDON, 1968, 38]. Il est plus difficile à l'anthro pologue d'en faire autant : le symbolique s'impose à lui comme une dimension essent ielle de la culture. Et lorsque l'anthropologue prend au sérieux le rituel, les systèmes de croyance, les traditions orales, les mythes, il rencontre nécessairement la méta phore sur son chemin [cf. par exemple TURNER 1967, TaMBIAH 1968, DOUGLAS 1970, GEERTZ 1973, FERNANDEZ 1974, etc.]. La part de plus en plus grande que prend en anthropologie l'analyse des systèmes symboliques conduit même à une interrogation sur la nature de la discipline. Après le modèle fonctionnaliste et le modèle structural, le temps ne serait-il pas venu d'exploiter un modèle sémantique ? [cf. CRICK, 1976]. Lorsque l'on étudie les systèmes de parenté, les classifications des êtres et des objets, on est plongé dans la signification autant que lorsqu'on étudie la religion ou le langage ; la technique est elle-même prise dans un réseau cognitif qui lui donne ses règles et ses limites d'emploi. La métaphore, au moment où les linguis- 104 tes en redécouvrent l'importance, apparaît donc comme un instrument stratégique d'analyse de la culture. Une conception sémantique de l'anthropologie conduit alors à une vue métaphor ique de la connaissance anthropologique. Si l'on conçoit les cultures comme des organisations complexes de systèmes symboliques, le problème de la connaissance d'une autre culture se pose en termes de traduction. Pas besoin de faire appel à une version quelconque du postulat de SAPIR-WHORF, selon lequel les cultures seraient, dans et par le langage, essentiellement incommunicables. L'expérience banale de l'anthropologue, de l'ethnologue, du traducteur, est d'observer que deux mots à pre mière vue synonymes dans deux langues différentes n'ont pas exactement le même sens : le tabou n'est pas le sacré. Et chacun des termes par lesquels on pourrait gloser ou définir le premier poserait à son tour le même problème. Plutôt que d'en tirer, comme QUINE, la conclusion qu'une traduction radicale est impossible, il vaut mieux constater empiriquement que la traduction a lieu, précisément par le biais de la métaphore. Si je dis : ce qui est sacré est tabou ou ce qui est tabou est sacré, je ne parle ni français ni polynésien mais je pose une pseudo-définition, qui est en réalité une métaphore canonique (A est B). Il y a interaction entre les deux termes, à partir de laquelle j'interpréterai chacune des notions par une extension métaphorique ; dans un sens, cela voudra dire : ce que j'appelle sacré est quelque chose comme un mélange de mon uploads/Litterature/ molino-jean-anthropologie-et-metaphore-in-langages-12e-annee-n054-1979-pp-103-126.pdf
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- Publié le Nov 29, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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