Extrait de la préface de : Jean Cocteau Vocabulaire, Plain-Chant, et autres poè

Extrait de la préface de : Jean Cocteau Vocabulaire, Plain-Chant, et autres poèmes (1922 - 1946) nrf Poésie/Gallimard Comme pour tous les français, 1943 et la première moitié de 1944 sont pour Cocteau, qui entreprend alors la lente composition de Léone, une période sinistre. En février 1944, Max Jacob, l'ami de toujours, est envoyé en déportation. De haute lutte, Cocteau arrache sa libération ; celle-ci arrive trop tard, Max Jacob vient de mourir au camp de Drancy. En juillet, Jean desbordes, qui a joué dans la vie de Cocteau le rôle d'un second Radiguet, meurt torturé par la Gestapo. Seul subsiste l'univers du rêve où le poète se réfugie. "C'est la nuit du vingt-huit que je rêvais Léone." Suivant celle qui est le rêve lui-même en sa marche feutrée, immobile, il erre à travers la ville qui dort, monde inversé, sans limite et cependant contenu tout entier dans l'esprit du dormeur,"Je la rêve et mon rêve est en moi contenu." enclave de mort au sein de la vie, "zone" suspecte et déconcertante qui sera montrée au cinéma dans Orphée (1949). Léone est le rêve, l'inspiratrice, la Muse ; ses "pattes de lionne" "Dois-je craindre Léone et ses pieds de panthère" permettent de l'identifier avec le Sphinx qui apparaîtra dans le Testament d'Orphée (1959), le Sphinx meurtrier de ceux qui ne peuvent résoudre l'énigme et dont Oedipe seul est vainqueur. Léone est aussi la Mort, la mort du poète. Derrière elle qu'il ne peut suivre jusqu'au bout, "Immobile couché je ne la saurais suivre." il arpente de nouveau ce domaine où elle règne, mais qui est aussi celui des potentialités, des germes, d'où provient toute inspiration véritable. Dans Léone, ample poème nocturne, confluent les deux courants poétiques. L'alexandrin majestueux y rend un son sourd et mat, impose son rythme incantatoire, archaïque et sacré, son déroulement implacable qui est celui même de cette statue animée, comme dans Don Juan, celle du commandeur. Jacques Brosse LÉONE Jean Cocteau 1 C’est la nuit du vingt-huit que je rêvai Léone. En posant sur la nuit ses pattes de lionne Elle marchait (Léone) entre les feux éteints. Ainsi les acteurs grecs marchent sur des patins. 2 Léone s’avançait jusqu’à l’aube nubile. A marcher sur la nuit ses pieds étaient habiles Car Léone marchait à même sur la nuit. 3 Le rêve était en moi comme Léone en lui. Le cortège funèbre avait peine à la suivre Le carrousel tordait ses cordages de cuivre L’automate scandait la troupe de ses pas : Tout paraissait tourner mais ne remuait pas. Car Léone sachant que le miroir renverse Montait à reculons l’échelle de l’averse. 4 Elle enjamba les corps des forains endormis. S’arrêta. Calcula. Compta ses ennemis. Cacha sous le manteau la tête d’Holopherne (Que dis-je ? Cette tête était une lanterne Sourde aveugle effrayante à force de clarté) Et repris le chemin par mon rêve inventé. 5 Voilà comment marchait l’implacable Léone. Car Léone en marchant était caméléone Elle adoptait des lieux la forme la couleur. Léone se mouvait sur des pieds de voleurs. 6 Elle marchait au bord des cils de la rosée. Son entreprise était terriblement osée Puisqu’à l’angle du môle et des points cardinaux Les soldats du matin veillaient sur les créneaux. 7 Les monuments à la dérive sur les âges Portaient le gui léger de leurs échafaudages. L’histoire dessinait des croix sur les maisons. La reine à l’alchimiste achetait des poisons. Infâme était le mauve entre les ponts du fleuve. L’eau qui passe pour vierge était plusieurs fois veuve Et Léone, Léone au bas des murs du quai Continuait sa route avec son pas masqué. 8 Au joli carrefour des lanternes éteintes Des cyclistes tout nus traînaient des femmes peintes Et la ville insensible à son bétail humain Sous un ciel chiffré d’or ouvrait sa grande main. 9 Evitant les campeurs les dormeurs les faux cygnes De cette main Léone allait suivre les lignes. 10 Les cyclistes à pied tenaient le long de l’eau Les filles d’une main de l’autre leur vélo. Un bruit de libellule un bruit de demoiselle Accompagnait le pas de ces anges sans ailes Mettant la même ardeur et le même abandon A tenir une taille et guider le guidon. Ainsi la foire mêle à ses tristes baraques Les signes de la chance et ceux du zodiaque. 11 Ainsi allait Léone ainsi Léone allait Sous un ciel d’encre bleue éclaboussé de lait. Les amants allaités par ce ciel des mansardes Déjouaient de la nuit les portes et les gardes Ils se nouaient ensemble au sommet des maisons. Leurs pollens écrasés salissent les saisons. Partout trépigne en haut de l’énigme des villes Le galop furieux des couples immobiles. Mais Léone attentive aux rythmes inhumains Ignore cet amour armé de quatre mains. 12 Sur le pont transbordeur du théâtre des ombres La lumière égorgeait les coqs et les colombes. On jouait Antigone et Léone en passant Vit les acteurs couverts des mantilles du sang. L’ombre au sang se nouait sur l’arbre de l’inceste Et ruisselait partout du branchage des gestes Et Léone voyait (voyait-elle ?) très bas Les projecteurs croiser le glaive des combats. 13 Voyait-elle plus haut que le ciel des patries Le monument ailé de ses allégories ? Mille anges de la danse aux ailes d’or et lourds Soulevaient l’opéra de marbre et de velours. Les voiles de Léone étaient ceux d’un navire. 14 Hérodiade Elsa Thaïs Ysolde Elvire S’accrochant à la vieille épave des chansons Roulaient leurs cheveux d’algue entre les écussons. 15 Mais Léone déjà leur était disparue. Aveugle elle suivait l’interminable rue Qui mène à votre seuil coulisse de l’enfer. 16 Il fallait éviter la ronce en fil de fer. 17 Quels sont ces boulangers endormis dans la pâte ? Car l’âme nue ôtant ces corps en toute hâte Les avaient arrachés et jetés n’importe où. Ces dormeurs se pâmaient et renversaient le cou. Leur montre vivait seule au bout du bras inerte L’avenir s’effaçait dans leur main grande ouverte Et tous portaient qu’ils soient vaincus ou vainqueurs La couleuvre enroulée à la place du coeur. Mais Léone évitait leurs jambes de désordre Leurs bras épars leurs mains lâchant le sort écrit Leur bouche où le silence à la forme du cri. 18 Quel est ce pain de sang et de boue et de lune Fait par ces boulangers dans la pâte endormis ? Qui donc le mangera ce pain de l’infortune Qui donc achètera le pain de mes amis ? 19 Léone indifférente à tant d’ignoble grâce Sans se salir les pieds foulait la terre grasse. (Ses pieds étaient de marbre et jamais ne touchaient Nos dormeurs emmêlés comme au jeu de jonchets.) Elle ne voyait pas sur les sinistres haies Pendre de bleus lambeaux pourrir de rouges baies Et la rose debout sur ce monde qui dort Sucer son écarlate aux sources de la mort. 20 Tout en haut des maisons danse le somnambule. En bas le boulanger pareil au funambule Au fond du soupirail poudre son torse nu. Répétons ce manège à Léone inconnu : En haut le somnambule inspecte son théâtre. En bas des Pierrots nus des Apollon de plâtre Brassent le pain nocturne au fond du soupirail. Inutile. Elle marche et voilà son travail. 21 Les papiers peints les lits les machines à coudre Etonnent dans l’immeuble éventré par la foudre. L’immeuble jusqu’à l’âme ouvre sa chair en deux. Les hommes n’y sont plus. On ne parle plus d’eux. Sous l’arbre secoué tombent les têtes chaudes. Elles saignent par terre un or de reines-claude Et Léone pareille à la paonne du paon Les roule avec le bout de sa robe qui pend. 22 Ainsi se comportait la superbe Léone Ainsi marche la mort ainsi marche Antigone La hautaine insolence inaccessible aux lois. Ainsi marche le Sacre et la traîne des rois Ainsi marche au collège une troupe enfantine Ainsi marche le cerf jusqu’à la mousse des bois Ainsi de la prison jusqu’à la guillotine Marche un jeune assassin pour la dernière fois. Ainsi va le cloporte ainsi va la Grande Ourse Ainsi va le mercure ainsi va l’eau qui bout. (Mon réveil seul pourrait interrompre sa course.) Il faut dormir la suivre et l’aider jusqu’au bout. 23 Ô Mars pourquoi veux-tu que je brave tes Ides ? Ton cor m’avait sonné tout ce que tu décides Funeste était quarante et trop doux trente-neuf. Pourquoi la vierge est-elle assise sous un oeuf ? Pourquoi le peintre a-t-il entassé les mystères ? Pourquoi continuer chefs-d’oeuvre à vous taire ? Criez défendez-vous insultez cette mort ! Est-il rien de plus beau qu’un chef-d’oeuvre qui mord ? 24 La Bretagne est un vase en pâte d’opaline. Noir est l’arbre au travers et noire la colline Noir est le diable et la fausse voile de Tristan. 25 Sur son lit de granit le chevalier attend. La Bretagne regarde avec ses gros yeux vagues Les évêques debout flagellés par les vagues. Elle écoute le vol de mille oiseaux criards Battre les arcs-en-ciel brisés dans le brouillard. 26 Léone uploads/Litterature/ leone-jean-cocteau.pdf

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