LE CANTIQUE DES CANTIQUES Julia Kristeva In Press | « Pardès » 2002/1 N° 32-33
LE CANTIQUE DES CANTIQUES Julia Kristeva In Press | « Pardès » 2002/1 N° 32-33 | pages 65 à 78 ISSN 0295-5652 ISBN 2912404827 DOI 10.3917/parde.032.0065 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-pardes-2002-1-page-65.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour In Press. © In Press. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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On en trouve deux occurrences dans les premiers textes de la Bible : II Sam. 12, 24 «Puis David consola Bethsabée, sa femme, et il vint vers elle, il coucha avec elle et elle enfanta un fils, qu’elle appela du nom de Salomon et Yavhé l’aima et il le lui manda par l’organe du prophète Nathan et il l’appela du nom de Yedidyah (aimé de Yah), à cause de Yahvé». I Reg. 10, 9 «Béni soit Yavhé, ton Dieu, lui qui s’est complu en toi…» déclare la reine de Saba constatant que Yavhé aime Israël. On notera que c’est une étran- gère qui s’exprime, et qu’elle parle indirectement, par énigmes. Ce thème de l’amour divin sera amplement développé par le Deutéronome (4, 37; 8 et 13; 10, 15 et 18; 23, 6); Au seuil de l’exil, Ezéchiel reprend l’énoncé de l’amour de Dieu pour son peuple (Ez. 34, 11-16) : «Me voici moi-même! Je me soucierai de mes brebis et veille- rai sur elles…» De même, Jérémie (2,2-3) : «Je me souviens, pour toi, de la piété de ta jeunesse, de l’amour de tes fiançailles… Israël était une chose sainte pour Yavhé…» Mais c’est comme une loi d’amour, comme un devoir du fidèle vis- à-vis de son Dieu et de son frère que s’énonce la version la plus remar- quée de l’amour biblique. «Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton pouvoir» (Deut. 6,5), et «Tu aime- ras ton prochain comme toi-même» (Lév. 19,18). Toutefois, cet amour- loi fait souvent oublier la dynamique complexe de l’amour biblique que le Cantique des cantiques reprend, met en évidence et amplifie. PARDÈS N° 32-33/2002 © In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134) © In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134) GENÈSE DU TEXTE Les avis sur la date éventuelle de la rédaction du Cantique divergent. Pour certains, le texte qui fait de nombreuses références à Salomon (3 : 7, 9, 11; 8 : 11, 12) aurait été composé par Salomon lui-même, fils de David. La date la plus reculée a été fixée vers 915-913 avant notre ère. Cette thèse prévaut chez les critiques juifs et chrétiens du XIXe siècle. D’autres considèrent que le texte est plus récent mais qu’il renferme des allusions à des époques archaïques. Les auteurs qui se fondent sur des analyses linguistiques estiment généralement que le texte ne peut être daté qu’au- tour du IIIe siècle avant notre ère. Parmi les savants modernes, Chaim Rabin (1973) revient à l’hypothèse de l’origine salomonienne du texte, en évoquant surtout l’influence religieuse indienne sur la civilisation hébraïque jusqu’au deuxième millénaire avant notre ère. Cette influence indienne serait manifestée dans le texte du Cantique par le fait que c’est la femme qui est le sujet principal de l’énonciation, que le renouveau de la nature y est célébré, et qu’enfin, la note dominante du sentiment amou- reux, par-delà une certaine agressivité du mâle, est la langueur de l’amante, coloration particulièrement familière, selon l’auteur, à la poésie tamil. L’auteur suppose que le texte aurait pu être écrit par quelqu’un qui aurait voyagé en Arabie du Sud jusqu’en Inde, à l’âge d’or du commerce juif avec l’Orient, qui correspond aussi bien à l’époque de Salomon qu’à celle de la poésie tamil. Signalons qu’Adam Clarke au XIXe siècle avait déjà établi des parallèles entre le Cantique et le texte de la Gita-Govinda. Ces interprétations constatent des similitudes avec une divinité indienne (Krishna, par exemple) à la fois sensuelle et mystique, et l’amante du Cantique; mais ils oublient de signaler que l’énonciation du Cantique est très spécifiquement individualisée, assumée par des sujets autonomes et libres qui, comme tels, apparaissent pour la première fois dans la litté- rature amoureuse mondiale. Les premières interprétations juives, comme plus tard les chrétiennes, sont allégoriques. Les rabbins voient dans l’amour du Cantique la rela- tion entre Yavhé et le peuple élu. C’est l’interprétation du Midrash, ainsi que des commentaires médiévaux, Saadia Rashi, Ibn Ezra. Sur la base de données linguistiques, on pense que le Targum du Cantique daterait du Ve siècle après notre ère, jusqu’au IXe siècle au plus tard. On trouve dans le Targum le célèbre constat du grand savant Saadia (892-942) selon lequel le Cantique est un coffre dont les clés sont perdues. L’interprétation chrétienne, à la suite, y verra l’aspiration de l’Église vers Dieu, quand 66 LIRE LA BIBLE © In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134) © In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134) ce n’est pas le pressentiment de l’amour de la Vierge, ou de l’amour mutuel du Christ et de l’Église. Certains moralistes s’offusqueront des avances faites par une femme, et bergère de surcroît, à un souverain, et trouveront cette psychologie invraisemblable ou non occidentale. Bossuet, en 1693, remarque la correspondance entre la semaine nuptiale juive et la division du Cantique. Il va s’ensuivre une théorie du Cantique comme transposition de chants nuptiaux qui comprend l’étude de Renan mais aussi des travaux plus ethnologiques comparant le Cantique aux coutumes nuptiales syriennes. Des relations ont pu être établies entre le Cantique et les cultes païens de fertilité célébrés en Mésopotamie. On a pu y voir un culte du Dieu Tammuz-Adonis plutôt que du Dieu d’Israël. Le mysticisme juif, bien connu actuellement grâce aux travaux de G. Scholem, interprète le Cantique à la lumière de ce qu’on a pu appe- ler The Hebrew goddess (la déesse hébraïque1). Pareilles exégèses fondent sur la démonstration qu’à l’origine, Yavhé était représenté par une compagne féminine. Plus tard, lorsqu’il devint interdit de représenter Dieu, la femme fut réduite à la position de gardienne, représentée par deux chérubins féminins. Après la destruction du premier temple, l’idée s’impose que Dieu seul possède les deux aspects, mâle et femelle, et désormais les chérubins ne signifient plus que des attributs divins. Pour le Talmud, le chérubin mâle représente Dieu, et le chérubin féminin le peuple d’Israël. La kabbale enfin, développe la théorie mystique des Séphiroth et considère le Roi et la Maronite comme deux entités divines. Notons, pour finir, que le «féminisme», comme une filiation avec une certaine tradition hindouiste dans les études du Cantique, y déchiffre un exemple d’appui pour son interprétation «dé-paternalisante» du judaïsme2. Le fait que l’amour soit représenté dans le Cantique comme l’anti- dote puissant de la mort, a conduit certains chercheurs à trouver des rapports entre ce texte et les célébrations orgiaques des cultes funéraires babyloniens et grecs, tels que les attestent, entre autres, des textes ugarites. La présence obsédante de la myrrhe et des épices couramment utilisées dans ces banquets mortuaires et orgiaques, est invoquée comme pièce à conviction, ainsi que certaines données linguistiques. Rappelons que le grec herma, et l’ugaritique et l’hébreu yàd, «main», sont utilisés pour désigner le phallus et la stèle mortuaire. De même, en hébreu, «mémoire» et «phallus» semblent liés à la même racine, *dkr, *zkr. Comment ne pas prêter attention à ces interprétations quand on lit dans le Cantique que «l’amour est aussi fort que la mort»? LE CANTIQUE DES CANTIQUES 67 © In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134) © In Press | Téléchargé le 09/02/2023 sur www.cairn.info (IP: 102.244.45.134) En laissant de côté l’étymologie, je vous propose une lecture basée sur la stylistique et la psychanalyse. Pour le texte français du Cantique, on lira Le Cantique des cantiques, suivi des Psaumes traduits et présen- tés par A. Chouraqui (PUF, 1970), ainsi que l’édition de la Pléiade que nous citons dans ce qui suit. Trois procédés dominent ce texte : le super- latif, la comparaison et l’allégorie. En effet, le terme de Shir ha-Shirim, «Le Cantique des cantiques», est uploads/Litterature/ parde-032-0065-le-cantique-des-cantiques.pdf
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- Publié le Jui 17, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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