Volume édité par Flavia Ruani études syriaques 13 Les controverses religieuses
Volume édité par Flavia Ruani études syriaques 13 Les controverses religieuses en syriaque GEUTHNER Les controverses religieuses en syriaque, F. Ruani (éd.), Paris, 2016 (Études syriaques 13), p. 137-156. Les controverses miaphysites en Arabie et le Coran Muriel Debié EPHE – Institute for Advanced Studies, Princeton 1 L’idée de la Jāhiliyya, un état d’ignorance 2 supposé caractériser l’Arabie avant la révélation du Coran, telle qu’elle a été construite par la tradition islamique, continue à peser sur la manière dont est perçue l’histoire pré- islamique de la péninsule et de ses habitants. La mémoire arabo-musulmane s’est formée sur la mise à distance d’une antiquité pré-historique, de fait peu documentée par l’écriture 3, pré-existant à l’histoire islamique qui commence avec le Prophète et la révélation du Coran 4. Elle a contribué à empêcher de penser l’Arabie dans le cadre de l’Antiquité tardive puisque son histoire commence à neuf avec Muḥammad, avec un avant – plongé dans les ténèbres de l’ignorance, seulement agrémentées de la grande tradition de poésie pré-islamique – et un après, illuminé par la vérité descendue dans le Coran. Si bien que ce n’est que récemment et de manière encore insuffisante que l’Arabie a été réintégrée dans le concert des nations ou plutôt des empires tardo-antiques 5. Parce que son antiquité n’est ni celle 1. Ce chapitre a été terminé au début du séjour à l’IAS, rendu possible grâce à la générosité de la Florence Gould Foundation. Je remercie vivement Antoine Borrut (également membre de l’IAS) d’avoir pris le temps de relire et commenter ce chapitre en dépit de délais très courts. 2. Voir Robin 2008 sur la question « Faut-il réinventer la Jāhiliyya ? ». Pour une histoire de l’évolution du sens du terme, voir Webb 2014 ; Al-Azmeh 2014. 3. Là encore une réévaluation de l’usage de l’écriture en Arabie est en cours, où toutes les écritures arabiques sont étudiées et prises en compte (voir les nombreux travaux de M. Macdonald, notamment Macdonald 2009 et 2015). 4. Voir les travaux de Donner 1998, Robinson 2003 et Borrut 2011 sur la construction d’une mémoire et d’une histoire islamique au travers de l’historiographie des premiers siècles. 5. Pour une élégante présentation des liens entre Byzance, l’Arabie et l’Éthiopie, voir Bowersock 2013, un des premiers historiens de la Grèce et de Rome à s’être intéressé à l’Arabie, romaine, puis à la péninsule Arabique. Voir les multiples publications 138 les controverses religieuses en syriaque des études classiques – qui ont forgé le concept d’Antiquité tardive –, ni celle – pour des raisons différentes – des islamisants, pour qui l’histoire commence à Muḥammad, l’étude de l’Arabie pré-islamique reste une zone imprécise à l’intersection entre les disciplines académiques actuelles. Les approches transversales tendent cependant à se multiplier pour replacer l’Arabie dans le contexte de l’Antiquité tardive. Les études archéologiques, épigraphiques et textuelles des dernières années ont permis de faire émerger les couleurs d’une histoire politique, militaire et religieuse de la péninsule aux contours mieux définis. Une complète réévaluation est en cours, qui contribue à replacer l’Arabie dans le commerce terrestre et maritime « international » 6, à affiner l’histoire des royaumes sud-arabiques à la veille de l’islam, à reconsidérer la place du christianisme et du judaïsme, à mettre en lumière l’émergence d’un hénothéisme ou monothéisme judaïsant à Najran. L’absence d’écrits autres qu’épigraphiques et l’absence d’une écriture arabe 7 ont aussi contribué à forger l’idée que l’Arabie était en dehors des mouvements d’idées et des cultures prévalents dans l’Antiquité tardive, plongée qu’elle était dans l’obscurantisme 8. L’insistance sur les tribus et donc une culture bédouine non-écrite, telle qu’elle a été développée par la tradition islamique, qui met en avant la poésie orale comme le seul lieu de la construction d’une mémoire arabe tribale avant l’islam, a également contribué à considérer les Arabes pré-islamiques comme illettrés 9. Cette position rend difficilement explicables les influences juives et chrétiennes identifiables dans le Coran si le monde de l’Arabie était en effet coupé des réseaux lettrés (la manière de concevoir le Coran comme révélé et donc indemne de contacts avec d’autres groupes religieux accentuant encore cet aspect). Il est possible pourtant d’identifier quelques-uns des sujets qui étaient discutés en Arabie aux vie et viie siècles, dans les milieux chrétiens au moins, de Christian Julien Robin et de son école qui ont contribué à jeter la lumière sur de très nombreux aspects historiques et archéologiques de l’Arabie ancienne. Voir Beaucamp et al. 2010 sur les massacres de chrétiens à Najran, l’épisode sans doute le plus célèbre de cette histoire pré-islamique. 6. Voir Crone 1987 et les débats suscités. 7. Les découvertes récentes viennent là encore remettre en question ce que nous pensions savoir sur ces sujets. Le colloque Le contexte de naissance de l’écriture arabe tenu à Paris en 2013 est en cours de publication. 8. Sur le rôle des Arabes avant l’islam, voir récemment Fisher 2015. 9. Robin 2004 et 2015, p. 129-136 a bien montré la disparition des inscriptions polythéistes à Ḥimyar au ive siècle et l’émergence d’un « judéo-monothéisme ». 139 les controverses miaphysites en arabie et le coran si l’on s’intéresse à la correspondance conservée en syriaque. On s’aperçoit que le contenu de ces lettres est essentiellement polémique et peut offrir un intérêt pour l’étude du Coran comme texte tardo-antique, en dialogue avec le judaïsme et le christianisme et lui-même texte de polémique 10. L’étude des réseaux chrétiens concurrents permet aussi de montrer toute la complexité des affiliations et des hiérarchies présentes dans la péninsule. Elle met en lumière le degré de détail des discussions théologiques et dogmatiques à l’œuvre dans les milieux chrétiens, mais aussi au-delà, ne serait-ce que lors des rencontres et disputes organisées sous le patronage des phylarques arabes. Les querelles théologiques, parce qu’elles dépassèrent le monde des théologiens, doivent être prises au sérieux pour l’histoire de la dissémination des idées et des arguments ainsi que la structuration géo-ecclésiale de la société chrétienne de langue syriaque et au-delà. Les controverses et les milieux arabes-chrétiens Il n’est pas question de reprendre ici toute la question du christianisme des Arabes, mais de voir en quoi les controverses ont pu avoir une influence sur les milieux arabes dans la perspective d’une transmission des idées, des concepts théologiques et du vocabulaire jusqu’à la période de Muḥammad. On sait qu’au moins un converti arabe devenu évêque prit part au concile d’Éphèse en 431, ce qui suppose une participation aux discussions christologiques et une connaissance des dossiers y compris par les chrétientés arabes 11. Les actes des conciles « occidentaux » (à l’ouest du Tigre) ont conservé les noms des évêques des tribus arabes et de la province romaine d’Arabie. Les Actes des conciles de l’Église de l’Est permettent de retracer les hiérarchies présentes sur les rives du golfe Persique et jusqu’à al-Ḥīra, et de dessiner les contours des tentations d’indépendance vis-à-vis du catholicos de Séleucie-Ctésiphon. Les chrétientés arabes participaient comme les autres aux mouvements des définitions religieuses. Le christianisme était une composante majeure de la culture des tribus, même si, bien entendu, une partie seulement d’entre elles et de leurs membres avaient adopté le christianisme. Le terme « d’arabe chrétien » est à cet égard problématique car il semble définir une identité unifiée différente de celle des Arabes non-chrétiens (polythéistes et juifs notamment, plus tard musulmans). Là comme ailleurs, la question des affiliations chrétiennes doit inviter à être attentif au pluralisme 10. Voir Azaiez 2015. Boisliveau 2014 pour l’autodésignation du Coran comme kitāb, Écriture sainte, au même titre que les Écritures juives et chrétiennes (p. 37 notamment). 11. Il s’agit d’Aspebetos, qui prit le nom de Pierre. Cyrille de Scythopolis, Vie d’Euthyme 10. 140 les controverses religieuses en syriaque qu’exprime la littérature de controverse. Ce ne sont pas seulement des Églises différentes qui sont en concurrence (chalcédoniens byzantins 12, miaphysites syriens, égyptiens et éthiopiens, syro-orientaux de l’Église de l’Est), mais des réseaux de fidélité, individuels et collectifs qui se dessinent au travers des visites et des échanges de lettres : des réseaux de proximité intellectuelle, dogmatique et spirituelle à défaut d’être géographique, par-delà les barrières topographiques et climatiques, les barrières aussi anthropologiques et linguistiques, et par-delà les frontières politiques. Avec al-Ḥārith ibn Jabalah/Arethas 13 (a. 520-569/70) apparaissant comme le patron des miaphysites et faisant appel à l’impératrice Théodora pour obtenir un évêque de sa dénomination (Théodore, ordonné en 542/3 par Jacques Baradée pour la ḥirta d-tayyoye, « le camp des Arabes » 14), la question des controverses entre chalcédoniens et non-chalcédoniens se trouve au cœur des relations entre l’Empire romain d’Orient et ses clients arabes 15. Al-Ḥārith ou son fils Mundhir patronna une rencontre entre adversaires miaphysites dont la chronique de Michel le Syrien rend compte 16 et qui eut lieu au monastère de Bet Mar Serge de GBYT’ 17 : Pierre de Callinice, patriarche d’Antioche (581-591), et Damien d’Alexandrie (578-605), qui s’affrontaient sur des accusations de trithéisme, c’est-à- dire sur les propriétés, rôles et relations dans la Trinité 18. La rencontre fut houleuse, les participants faillirent en venir aux mains et l’issue ne fut pas concluante. Cette uploads/Litterature/ les-controverses-miaphysites-en-arabie-e.pdf
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- Publié le Jul 31, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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