G ALLIMAR D DELPHINE DE VIGAN Les enfants sont rois roman DU MÊME AUTEUR JOURS
G ALLIMAR D DELPHINE DE VIGAN Les enfants sont rois roman DU MÊME AUTEUR JOURS SANS FAIM, Grasset, 2001 ; J’ai Lu, 2009. LES JOLIS GARÇONS, Jean-Claude Lattès, 2005 ; Le Livre de Poche, 2010. UN SOIR DE DÉCEMBRE, Jean-Claude Lattès, 2005 ; Points Seuil, 2007. NO ET MOI, Jean-Claude Lattès, 2007 ; Le Livre de Poche, 2009. LES HEURES SOUTERRAINES, Jean-Claude Lattès, 2009 ; Le Livre de Poche, 2011. RIEN NE S’OPPOSE À LA NUIT, Jean-Claude Lattès, 2011 ; Le Livre de Poche, 2013. D’APRÈS UNE HISTOIRE VRAIE, Jean-Claude Lattès, 2015 ; Le Livre de Poche, 2017. LES LOYAUTÉS, Jean-Claude Lattès, 2018 ; Le Livre de Poche, 2019. LES GRATITUDES, Jean-Claude Lattès, 2019. Ouvrages collectifs : « Cœur ouvert », in SOUS LE MANTEAU, nouvelles, Flammarion, 2008. « Mes jambes coupées », in MOTS POUR MAUX, nouvelles, Gallimard, 2008. l e s e n f a n t s s o n t r o i s DELPHINE DE VIGAN L E S E N F A N T S S O N T R O I S r o m a n G A L L I M A R D © Éditions Gallimard, 2021. un autre monde Nous avons eu l’occasion de changer le monde et nous avons préféré le téléachat. stephen king, Écriture BRIGADE CRIMINELLE – 2019 DISPARITION DE L’ENFANT KIMMY DIORE Objet : Transcription et exploitation des dernières stories Insta gram postées par Mélanie Claux (épouse Diore). STORY 1 Diffusée le 10 novembre, à 16 h 35. Durée : 65 secondes. La vidéo est filmée dans un magasin de chaussures. Voix de Mélanie : « Mes chéris, nous sommes arrivés chez Run-Shop pour acheter les nouvelles baskets de Kimmy ! Hein, mon petit chat, tu as besoin de nouvelles baskets car les autres commencent à être un peu serrées ? (La caméra du téléphone portable se tourne vers la petite fille qui met quelques secondes avant d’acquiescer, sans grande conviction.) 11 Alors, voici les trois paires que Kimmy a sélectionnées en 32 (À l’image, les trois paires sont alignées.) Je vous les partage de plus près : une paire de Nike Air dorées de la nouvelle collection, une paire d’Adidas trois bandes et une paire sans marque avec un renfort rouge… Il va bien falloir qu’on se décide et, comme vous le savez, Kimmy déteste choisir. Alors mes chéris, on compte vraiment sur vous ! » À l’écran un mini-sondage Instagram apparaît en sur impression : « Que doit prendre Kimmy ? A- Les Nike Air B- Les Adidas C- Les baskets premier prix. » Mélanie retourne le portable vers elle pour conclure : « Mes chéris, heureusement, vous êtes là et c’est vous qui décidez ! » Dix-huit ans plus tôt. Le 5 juillet 2001, jour de la finale de Loft Story, Méla nie Claux, ses parents et sa sœur Sandra étaient instal lés à leur place habituelle devant la télévision. Depuis le 26 avril, date de lancement du jeu, la famille Claux n’avait raté aucun prime time du jeudi. À quelques minutes de leur libération, après soixante-dix jours enfermés dans un espace clos de murs – une villa en préfabriqué, un faux jardin et un vrai poulailler –, les quatre derniers candidats avaient été réunis dans le vaste salon, les deux garçons serrés côte à côte sur le canapé blanc, les deux filles assises de part et d’autre dans les fauteuils assortis. L’animateur, dont la carrière venait de prendre une tournure aussi phénoménale qu’inat tendue, rappela avec exaltation que le moment crucial, tant espéré, était – enfin – arrivé : « Je pars de dix et à zéro vous êtes dehors ! » Il demanda une dernière fois si le public était prêt à l’accompagner, puis entama le 13 décompte, « dix, neuf, huit, sept, six, cinq », soutenu par un chœur docile et puissant. Les candidats se pressèrent vers la sortie, leur valise à la main, « quatre, trois, deux, un, zéro ! ». La porte s’ouvrit comme sous l’effet d’un appel d’air, des acclamations fusèrent. À présent, l’animateur s’époumonait pour couvrir le bruit de la foule massée à l’extérieur et la clameur du public impatient, retenu depuis plus d’une heure à l’intérieur du studio. « Ils sont dehors ! Ils arrivent ! Soixante-dix jours et retour sur terre pour Laure, Loana, Christophe et Jean-Édouard ! » À plusieurs reprises, un plan d’ensemble montra le feu d’artifice lancé depuis le toit du bâtiment qui les avait abrités pendant ces longues semaines, tandis que les quatre derniers candidats fou laient le tapis rouge déroulé pour l’occasion. Ils étaient dehors, oui, dans un dehors qui ressemblait encore étrangement à un dedans. Une horde surexcitée se pressait derrière des barrières, des photographes ten taient de s’approcher, des gens qu’ils ne connaissaient pas quémandaient des autographes, des journalistes tendaient des micros. Certains agitaient des banderoles ou des pan cartes avec leurs prénoms, d’autres les filmaient grâce à de petites caméras (les téléphones portables étaient alors des appareils rudimentaires qui ne servaient qu’à téléphoner). Ce qu’on leur avait promis s’était produit. En quelques semaines, ils étaient devenus célèbres. Escortés par des gardes du corps, ils avancèrent au milieu de leurs fans, tandis que l’animateur continuait d’analyser leur progression, « ils ne sont plus qu’à quelques mètres du studio, attention, ils montent les 14 marches », la redondance entre l’image et le commen taire ne nuisant aucunement à la tension dramatique, au contraire, lui donnant soudain une dimension inédite, stu péfiante (le procédé serait décliné sous toutes ses formes pendant quelques décennies). Les cris redoublèrent et un rideau noir s’ouvrit pour les laisser passer. Lorsqu’ils entrèrent dans le studio où les attendaient leurs familles et les neuf autres candidats, sortis de leur plein gré ou éliminés au cours des semaines précédentes, la pression monta d’un cran. Dans une ambiance surchauffée et une confusion croissante, la foule commença à scander un prénom : « Loana ! Loana ! » En accord avec le public, les Claux espéraient tous sa victoire. Mélanie la trouvait tout simplement magni fique (ses seins refaits, son ventre plat, sa peau bronzée), Sandra, de deux ans son aînée, était bouleversée par sa solitude et son air mélancolique (la jeune femme avait d’abord été rejetée par les autres candidats en raison de ses tenues vestimentaires puis, en dépit de son apparente intégration, était restée le principal objet des rumeurs et des chuchotements). Quoique affectée par l’élimination de Julie, une jeune candidate sympathique et joyeuse, de loin sa préférée, madame Claux s’était elle-même laissé émouvoir par l’histoire de Loana – son enfance difficile et sa petite fille placée en famille d’accueil –, révélée par la presse people. Quant à leur père, Richard, il n’avait d’yeux que pour la belle blonde. Les images de Loana en short, minijupe, dos-nu, maillot de bain et son sou rire découragé le poursuivaient la nuit et parfois même la journée du lendemain. Toute la famille s’accordait 15 pour rejeter Laure, qu’ils jugeaient trop bourgeoise, et Jean-Édouard, l’enfant gâté inconséquent et stupide. Un peu plus tard, alors que les deux vainqueurs avaient été désignés par les téléspectateurs et que tous rejoi gnaient le lieu secret où devait se poursuivre la soirée, un ballet de voitures noires, suivies par des motards équipés de caméras, quitta la Plaine Saint-Denis. Un dispositif technique digne du Tour de France avait été déployé. Aux feux rouges, des micros furent tendus par les vitres ouvertes pour recueillir les impressions des gagnants. « Ça me rappelle l’élection de Chirac ! » confia l’anima teur, dont le maquillage ne dissimulait plus l’épuisement. Aux abords de la place de l’Étoile, un embouteillage se forma. Avenue de la Grande-Armée, la foule convergeait de toutes les rues adjacentes et des gens abandonnaient leur véhicule pour pouvoir s’approcher. À l’entrée de la boîte de nuit, des centaines de curieux attendaient les lofteurs. « Tout le monde nous aime, c’est génial ! » déclara Christophe, l’un des deux gagnants, à l’animatrice envoyée sur place. Loana descendit de la voiture, vêtue d’un petit haut rose pâle en mailles de crochet et d’un jean délavé. Perchée sur des talons compensés, elle déplia son corps spectaculaire et regarda autour d’elle. Dans ses yeux, d’aucuns per çurent une forme d’absence. Ou de perplexité. Ou bien l’annonce tragique d’un destin. Mélanie Claux avait alors dix-sept ans et venait de terminer une classe de première littéraire au lycée 16 Saint-François-d’Assise de La Roche-sur-Yon. De nature plutôt introvertie, elle avait peu d’amis. Bien qu’elle n’eût jamais véritablement envisagé que son avenir pût être lié, de quelque manière que ce fût, à l’incertaine poursuite de ses études, elle était studieuse et obtenait des résultats corrects. Plus que tout, elle aimait la télévision. La sensa tion de vide qu’elle éprouvait sans pouvoir la décrire, une forme d’inquiétude peut-être, ou la crainte que sa vie lui échappe, une sensation qui creusait parfois à l’intérieur de son ventre comme un puits étroit mais sans fond, ne s’apaisait que lorsqu’elle s’installait face au petit écran. À uploads/Litterature/ les-enfants-sont-rois.pdf
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- Publié le Aoû 10, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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