F.R.P. Akehurst Les étapes de l'amour chez Bernard de Ventadour In: Cahiers de

F.R.P. Akehurst Les étapes de l'amour chez Bernard de Ventadour In: Cahiers de civilisation médiévale. 16e année (n°62), Avril-juin 1973. pp. 133-147. Citer ce document / Cite this document : Akehurst F.R.P. Les étapes de l'amour chez Bernard de Ventadour. In: Cahiers de civilisation médiévale. 16e année (n°62), Avril-juin 1973. pp. 133-147. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ccmed_0007-9731_1973_num_16_62_1945 F.R.P. AKEHURST Les étapes de l'amour chez Bernard de Ventadour " Gigantibus quorum umeris insideo " : P. Bec, C.BJ. Hart, M. Lazar, D.R. Sutherland. En face de l'homogénéité indéniable de la production lyrique du xne s. français, les critiques ont néanmoins essayé, à l'aide de méthodes diverses, de faire des distinctions entre les œuvres de diffé rents poètes, et ainsi de caractériser ces poètes. Dans une étude fondamentale, D'une poésie formelle en France au moyen âge, publiée en 1949, Robert Guiette a donné des critères de distinctions formelles. Il montre comment tel poète peut employer le vocabulaire « traditionnel » d'une façon nouvelle ou personnelle : « L,e langage doit être utilisé pour sa valeur incantatoire. Cette valeur résultera non du mot, qui est comme élu d'avance par la tradition, mais de sa place, de son volume, de l'usage qui en est fait » (p. 65). Selon R. Guiette, le succès artistique d'un poème ne dépend point du choix du sujet : « J'insiste : la poésie, dans les chansons courtoises, se situe enti èrement dans la forme, dans l'objet réalisé, existant, dont l'usage est commun. L,e style est tout et l'argument idéologique n'est qu'un 'matériau' » (p. 66). R. Guiette parle certes de la lyrique d'oïl, et réserve pour elle ses jugements les plus sévères quant à la « similitude ». Mais ses idées ont été développées par Paul Zumthor, dans Langue et techniques poétiques à l'époque romane (XIIe-XIIIe siècles), où l'auteur examine les poésies lyriques des troubadours aussi bien que celles des trouvères. P. Zumthor appelle registres certains groupes de mots et d'usages grammaticaux, et il voit dans l'étude de l'emploi de ces registres la possibilité de juger la valeur d'un poète1. Ces deux critiques, on le voit, négligent presque totalement le « matériau » pour n'étudier que l'expression. « 1/ œuvre médiévale est style », écrit P. Zumthor (p. 126). D'autres critiques ont essayé de caractériser certains poètes, pour définir l'essence de leur poésie et pour expliquer leur charme2. On a trop souvent cherché la genèse d'un poème dans la vie du poète, étudiée dans quelque vida sujette à caution puisqu' elle-même fondée sur le poème qu'elle prétend expliquer. Une telle « circularité » ne saurait rien prouver. Mais les poètes d'amour ont tous un point en commun, grâce auquel on peut les juger et les comparer : ils chantent tous l'amour, c'est-à-dire qu'ils sont tous engagés dans une relation amoureuse réelle ou imaginaire. On a trop souvent dit que la position du poète vis-à-vis de sa dame est toujours la même, et que son amour reste toujours non partagé. Voici l'opinion générale, exprimée par Alfred Jeanroy3 : « 1/ amant languit et se consume aux pieds de la dame la plus belle, la plus noble de toutes, et la plus inexorable.» Si du point de vue formel les poèmes ne sont que des variations sur un thème, ils laissent néanmoins 1. Zumthor, Langue et techniques poétiques à V époque romane (XIIe-XIIIe s.), Paris, 1963, p. 143 : « C'est au niveau du registre que l'œuvre appelle un jugement de valeur; que se révèle le degré de réalisation des tendances structurales, et que la perfection ou l'imperfection se manifestent. » 2. V. p. ex. D.R. Sutherland, L'élément théâtral dans 'la chanso' chez les troubadours de l'époque classique, Actes et Mémoires du IIIe Congrès intern. de langue et littérature d'oc, t. II, Univ. de Bordeaux, 1961, p. 95-101, et E. Hoepffner, Les troubadours dans leur vie et dans leurs œuvres, Paris, 1955. 3. Dans Histoire de la Nation française, t. XII, p. 311, cité par Guiette, D'une poésie formelle en France au moyen âge, « Rev. d. Sciences humaines », 1,1V, 1949, p. 61. 133 F.R.P. AKBHURST une grande part d'individualité aux poètes quant à la matière. L'attitude de ces derniers envers leur amour et son objet, envers eux-mêmes et leur succès ou insuccès, tout cela varie beaucoup de poète à poète et de poème en poème. Et, d'après ce qu'ils disent de leur amour, on peut déceler une structure de la relation amoureuse, structure qui a été traitée d'une façon assez uniforme depuis l'antiquité jusqu'à nos jours. Cette structure présente une progression linéaire d'une étape à l'autre, et le poète peut faire à n'importe quel moment le bilan de son progrès et de ses espérances. Ces étapes, Térence les connaiss ait déjà en 161 avant J.-C. Phaedria, dans son Eunuchus, séparé de sa maîtresse Thaïs, ne peut pas se passer d'elle, et, s'il ne peut pas la toucher, veut-il du moins la voir. Voir la dame, c'est la première étape de l'amour, comme la toucher en est la deuxième4 : si non tangendi copiast, Eho ne videndi quidem erit? si illut non licet, Saltem hoc licebit. certe extrema linea Amare haut nihil est. Donatus, au IVe s. après J.-C, montre dans son commentaire de ces vers que lui aussi connaissait les cinq lineae amoris5 : « 2. CERTE EXTREMA LINEA et hoc recte quia quinque lineae perfectae sunt ad amorem : prima visus, secunda alloquii, tertia tactus, quarta osculi, quinta coitus. » On voit là une progression simple, évidente à toute personne qui a atteint l'âge de puberté. René Nelli a raison de dire que la femme est traitée ici simplement comme un objet6 : « II semble que l'antiquité ait voulu déterminer les démarches successives de l'amour, de la perception de l'objet à son utilisation erotique... » II est clair que Donatus ne parle pas de l'amour courtois; cependant ses lignes d'amour présentent une ressemblance indéniable avec les étapes de l'amour au xne s. D'autres écrivains latins du moyen âge ont discuté les cinq lignes d'amour, et en particulier le passage inévitable d'une étape à l'autre. Voici un exemple pris dans le ms. Clm. 17210, fol. 40 v° : Visus et alloquium, tactus, post oscula factum. Ni fugias tactus, vix evitabitur actus : Post visum, risum, post risum transit in usum, Post usum tactus, post tactum transit in actus7. On voit que les vers 3 et 4 de l'extrait parlent d'étapes différentes des cinq mentionnées dans le premier vers, et de celles de Aelius Donatus. On voit une progression : Visus, (alloquium ) , risus, usus, tactus, (oscula), actus // actus. Jean de Salisbury cite presque les mêmes lignes8 : Visus et alloquium, contactus et oscula, factum..., et lui aussi insiste sur l'inévitable passage d'une étape à l'autre : Cum fabulationibus et conviviis se totis viribus immiscet Venus, cuius qui prima missilia libenter admittit, quin posterioribus gravius vulneretur vix evadit. Jean le moraliste ajoute aussi : Sicut se praecedunt ordine, ita ex necessitate doloris inferunt partum. Voluptatis siquidem finis penitentia est. Le rire, RISUS, apparaît aussi dans un distique inédit cité par Dronke9 : Visus et adloquium, contactus, basia, risus, — hec faciunt cohitus continuare vices. Andréas Capellanus n'ignore pas l'idée des étapes de l'amour et il en parle déjà dans son premier dialogue. Il en distingue quatre, vues plutôt du côté féminin : donner d'abord l'espoir, ensuite un 4. Térence, Eunuchus, 638-641. Voir L,ewis et Short, A Latin Dictionary, Oxford, 1958, s.v. Ijnea : 3 A boundary-line, end, goal. 5. Donatus, éd. P. Wessner, Leipzig, vol. I, 1902, p. 405-406. Pour Donatus le toucher est la troisième étape. 6. R. Nelli, L'erotique des troubadours, Toulouse, 1963, p. 182. 7. Cité par P. Dronke, Médiéval Latin and the Rise of European Love-Lyric, Oxford, 1968 (2e éd.), vol. II, p. 488. 8. Jean de Salisbury, Polycraticus, VI 23, cité par Dronke, loc. cit. 9. Dronke, loc. cit. 134 I,ES ÉTAPES DE i/ AMOUR CHEZ BERNARD DE VENTADOUR baiser, une étreinte, et finalement la personne entière. La dame sage, dit Capellanus, ne sautera pas les trois premières étapes, et même entreprendra l'entraînement de son futur amant. Sans parler exactement des lignes d'amour traditionnelles, Ibn H'azm al-Andalusi (993-1064), dans son Collier du pigeon1®, traite bien des étapes de la relation amoureuse, dont certaines corre spondent aux étapes de Donatus. Ce livre, pourtant, semble dépendre bien plus des observations personnelles de l'auteur et de ses interprétations littéraires que de la tradition issue des auteurs romains. Son éditeur français le dit dans son avant-propos : « 1/ auteur ne nous y parle que de ce qu'il a vécu et éprouvé lui-même » (p. xn). Dans un poème allégorique du xne s., A leis oui am de cor e de saber, Guiraut de Calenson parle en ancien provençal des cinq portes qui se trouvent dans le palais d'amour11 : E son palays, lai on s'en vai jazer, A.V. portais, e quils dos pot ubrir Tost passais très mas non pot leu partir ; Dans la tradition manuscrite de ce poème, l'emploi des mots greu et leu dans le uploads/Litterature/ les-etapes-de-l-x27-amour-chez-bernard-de-ventadour.pdf

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