N.º 33 – 12/ 2015 | 183-197 – ISSN 1645-1112 Les lieux du voyage : une fiction

N.º 33 – 12/ 2015 | 183-197 – ISSN 1645-1112 Les lieux du voyage : une fiction romantique. L’exemple du Rhin de Victor Hugo Nathalie Solomon Université de Perpignan-Via Domitia Résumé: Les voyageurs de l’époque romantique sont ceux qui, en France, donnent le plus constamment une dimension imaginaire aux lieux qu’ils parcourent. Les distorsions du paysage, les changements de nature qu’il subit, mais aussi parfois la volonté de ne pas céder à la tentation de l’illusion et de la métamorphose du réel, rendent compte entre autres des modalités d’affabulation et de réinvention du pays par l’écriture. Les paysages et monuments offrent des possibilités narratives nombreuses, bien au-delà de la transposition d’art ou de la rêverie poétique sur le lieu, ouvrant sur des récits possibles sitôt interrompus qu’esquissés. Le voyage apparaît ainsi comme une stimulation littéraire avant d’être une matière diégétique. Le mélange de récits légendaires, d’érudition revisitée par l’imagination et de digressions variées n’apparaît pas seulement comme un trait générique et comme la conséquence d’une confusion définitoire, mais comme un indice de l’hésitation du narrateur à assumer la réalité du voyage dont il prétend rendre compte. On prendra comme exemple de lieu réinventé par l’écriture et le fantasme l’Allemagne du Rhin de Hugo. Mots-clés: voyage romantique, lieu visité, espace imaginaire, Victor Hugo Resumo: Os viajantes da época romântica são aqueles que, em França, dão mais constantemente uma dimensão imaginária dos lugares que percorrem. As distorsões da paisagem, as mudanças da natureza que ela experimenta, mas por vezes também a vontade de não ceder à tentação da ilusão e mtetamorfose do real, dão conta, entre outros aspetos, das modalidades de efabulação e de reinvenção do território pela escrita. As paisagens e monumentos oferecem numerosas possibilidades narrativas, bem para além da transposição de arte ou da rêverie poética sobre o lugar, narrativas possíveis interrompidas logo que esboçadas. A mistura de narrativas lendárias, de erudição revisitada pela imaginação e de digressões variadas não surge apenas como 183 Nathalie Solomon N.º 33 – 12/ 2015 | 183-197 – ISSN 1645-1112 um traço genológico e como consequência de uma confusão definidora, mas como um indício de hesitação do narrador em assumir a realidade da viagem de que pretende dar conta. Tomaremos como exemplo do lugar reinventado pela escrita e pelo fantasmático a Alemanha do Rhin de Hugo. Palavras-chave: viagem romântica, lugar visitado, espaço imaginário, Victor Hugo Le voyageur romantique a une relation singulière au lieu: il n’est plus seulement l'explorateur scientifique de l’époque humaniste et pas tout à fait non plus le voyageur sentimental de Sterne, chez qui tout peut arriver parce que la fantaisie remplace la géographie. Le voyage littéraire de la première partie du XIXe siècle est un mélange assez subtil d’intérêt sincère porté au pays, à ses monuments et à ses mœurs, et de rêverie sur des lieux qu’on a imaginés avant de les atteindre et dont on attend qu’ils soient à la hauteur des espérances. Quitte à les transformer par l’écriture et l’imagination si le besoin s’en fait sentir. On peut ainsi confronter des récits ouvertement excentriques, comme certains articles que Gautier publie dans les années 1830 et 1840 et qu’il rassemble sous le titre de Caprices et zigzags et des relations de voyage à teneur plus politique, comme le Voyage en Orient de Lamartine publié en 1832. C’est de ce dernier type d’ouvrages que se réclame Le Rhin. Lettres à un ami qu’Hugo publie en janvier 1842: sa préface et sa longue conclusion renvoient au contexte politique tendu entre la France et l’Allemagne, et prêchent pour une réconciliation des deux nations qui doivent se partager le Rhin.1 Or, dès la préface, le voyageur revendique à la fois la nécessité de l’observation et la tentation de l’imagination, il propose de penser les lieux qu’il parcourt sans se priver de les affabuler: “Ces deux voyages mêlées l’un à l’autre, voilà ce que contiennent ces lettres“ (Hugo 2011 : 16), écrit-il, quitte à ce que le “voyage du rêveur, empreint de caprice, et peut-être, pour quelques esprits chagrins, entaché de poésie” nuise “à l’autorité du penseur” (idem : 19). C’est cette facilité à transformer le lieu visité en espace imaginaire que je voudrais examiner ici, en prenant comme exemple ce voyage qui emmène le lecteur à travers l’Est de 184 Les lieux du voyage: une fiction romantique. L’exemple du Rhin de Victor Hugo N.º 33 – 12/ 2015 | 183-197 – ISSN 1645-1112 la France et l’Allemagne, à la rencontre des souvenirs des guerres napoléoniennes, de l’ombre de Charlemagne et des personnages de contes fantastiques. “Le passé est là en ruine; l’avenir n’y est qu’en germe” (idem : 15) Comme beaucoup de voyages de l’époque romantique, à la suite de l’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, le voyage de Hugo est d’abord une expédition vers le passé, qui surgit à tout moment des lieux parcourus. C’est une tendance constante des voyageurs romantiques que de chercher dans les paysages les figures que les livres et l’histoire leur ont rendues familières. “Tout en cherchant à sonder la question d’avenir qu’offre le Rhin”, écrit Hugo, l’écrivain “ne se dissimule point […] que la recherche du passé l’occupait, non plus profondément, mais plus habituellement“ (ibidem): dès Soissons, le promeneur contemple la plaine qui “a vu César vaincre, Clovis régner et Napoléon chanceler“ (idem : 56-57). Si Hugo aime les pierres et décrit en détail de nombreuses églises et cathédrales, si les paysages vivent sous sa plume, il commence par y rechercher les hommes fameux qui les ont animés, comme Turenne à Sedan, en l’honneur de qui il ressuscite tous les personnages et événements historiques majeurs de 1611, année de naissance du grand capitaine. Le rapport au lieu est donc d’abord un rapport au passé et l’on comprend que le voyageur, dédaignant la “médiocre statue en bronze de Turenne”, lui préfère les endroits où il a séjourné: ”Cette statue, ce n’est que de la gloire. La chambre où il est né, le château où il a vécu, les arbres qu’il a plantés, c’étaient des souvenirs” (idem : 68). L’exemple le plus frappant de ce compagnonnage avec les grands disparus est celui de Charlemagne lors de la visite d’Aix-la-Chapelle: cela n’étonnera personne, qu’en écho à la grande tirade de Charlequint dans Hernani, le souvenir de l’empereur prenne une dimension épique, avec l’évocation du cadavre assis dans son sépulcre pendant trois cents ans, “la couronne en tête, le globe dans une main et le sceptre dans l’autre, l’épée germanique au côté, le manteau de l’empire sur les épaules, la croix de Jésus-Christ au cou, les pieds plongeant au sarcophage d’Auguste“ (idem : 112), jusqu’à ce que Barberousse vînt le dépouiller littéralement de son trône. Ce rappel du passé amène le voyageur à rêver longuement du jour où l’on replacera Charlemagne dans son tombeau. Alors: 185 Nathalie Solomon N.º 33 – 12/ 2015 | 183-197 – ISSN 1645-1112 Ce sera une grande apparition pour quiconque osera hasarder son regard dans ce caveau, et chacun emportera de cette tombe une grande pensée. On y viendra des extrémités de la terre, et toutes les espèces de penseurs y viendront. (idem: 114) On voit combien l’écriture investit les lieux autant que le regard, s’y substituant pour réveiller un passé qui intéresse davantage que le présent. Le moderne Hugo ne manque pas du reste, à l’instar de Chateaubriand ou de Gautier l’antimoderniste, de déplorer l’irruption d’un monde contemporain susceptible de déranger le rêve sur le passé, regrettant la maladresse de l’architecte du XIXe siècle qui “mastique et rebouche”2 (idem: 132) les beaux monuments gothiques sans rien y comprendre: “Ô nobles donjons! Ô pauvres vieux géant paralytiques! Ô chevaliers affrontés! un bateau à vapeur, plein de marchands et de bourgeois, vous jette en passant sa fumée à la face” (idem: 394), dit-il à propos des châteaux féodaux qui bordent le Rhin: c’est toujours à l’aune d’autrefois que le voyageur juge ce qu’il a sous les yeux, il y revient constamment, si bien que le pays qu’il décrit n’est jamais seulement celui qu’il découvre personnellement, mais aussi celui qu’il n’est plus possible de contempler. Hugo, comme beaucoup de ses contemporains, ne sait pas se contenter de la réalité, parce qu’il se tourne toujours naturellement vers le passé. “Ce sont des rêves qu’on touche et qu’on regarde” (idem: 485) Cette présence des grandes choses disparues dans le paysage est caractéristique de la matière dont l’écriture se déploie, avec le plaisir évident de la description. On a vu que la plume hugolienne ressuscite Charlemagne dans un passage qui se veut manifestement d’anthologie, dans un morceau de bravoure qui a pour ambition par la seule force du style non seulement de transformer l’objet physique que le voyageur a sous les yeux – le tombeau vide de l’empereur à qui l’on restitue son grand mort –, mais aussi de modifier ce faisant le cours de l’histoire. De la même façon que Gautier – qui poétise dans ses voyages les objets les plus triviaux, transformant ainsi l’expédition en pur exercice littéraire –, Hugo assigne à ses descriptions la fonction de reconstituer uploads/Litterature/ les-lieux-du-voyage-une-fiction-romantique.pdf

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