1" " La condition littorale lecture de « Lituraterre » Sophie Marret-Maleval *
1" " La condition littorale lecture de « Lituraterre » Sophie Marret-Maleval * En dépit de sa difficulté, « Lituraterre » est un texte essentiel dans l’enseignement de Lacan 1. Il constitue l’une des étapes majeures dans le tournant des années 1970 lors desquelles Lacan pose les bases de son dernier enseignement. Il y précise le concept de « lettre », présent depuis le début de son enseignement mais en lui donnant une portée plus essentielle. « Lituraterre » marque un nouvel écart avec le registre de la vérité, dont la lettre de « l’instance de la lettre… 2 » restait le véhicule, quand bien même celle-ci se trouvait réduite au signifiant de la vérité du désir, le phallus. La lettre y est désormais corrélée au registre de la jouissance. Ce texte participe déjà de ce que Jacques-Alain Miller désigne comme le sixième paradigme de la jouissance, celui du non- rapport par lequel « Lacan […] scie la branche sur laquelle tout son enseignement était posé 3 ». J.-A. Miller note que ce paradigme est poussé « jusqu’à faire s’effondrer comme des semblants le concept du langage, l’ancien concept de la parole comme communication, mais aussi le concept du grand Autre, le Nom-du-Père, le symbole phallique », c’est-à-dire qu’ils ne sont plus premiers, structurants, mais dérivés, des fictions. Ces derniers termes sont réduits à « une fonction d’agrafe, entre des éléments foncièrement disjoints 4 ». « Lituraterre » fut rédigé dans le temps du Séminaire XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, dont il constitue le chapitre VII ; il fut publié en introduction d’un numéro de la revue Littérature en 1971. Faire litière de la lettre Lacan « légitime » son titre d’une référence au Dictionnaire Étymologique de la Langue Latine : Histoire des Mots, d’Ernout et Meillet, renvoyant à la racine latine lino du mot litura, qui signifie la rature, l’effacement. Il l’inscrit également d’une référence à Joyce, tant par son caractère néologique que par son équivoque, en rappelant le jeu de mot « a letter, a litter », qui par la substitution d’une lettre, associe la lettre à l’ordure. Notons qu’il s’agit vraisemblablement d’un emprunt de Joyce à Lewis Carroll qui écrit literature avec deux t (il n’y a qu’un t en anglais), soit « litterature », faisant apparaître le mot « litter » dans littérature, ce que la littérature doit au déchet 5. Notons que Lacan souligne le caractère d’invention de son titre, en évoquant le contrepet, le « renversement » à l’oreille, terme qui situe encore ce dont il s’agit dans sa démarche lorsqu’il prend départ de l’équivoque, au fondement des formations de l’inconscient et à laquelle il va donner un nouveau tour quand il s’agira non plus de s’en servir pour conduire sur la voie de la vérité refoulée mais sur celle de la jouissance. """""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""" Ce texte de Sophie-Marret –Maleval est paru sous le titre« La condition littorale » : lecture de « Lituraterre » dans L’a-graphe, Le corps parlant et ses pulsions, Publication de la Section clinique de Rennes, octobre 2016, p. 87-102. 1 Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 11-20. Cf. également « Leçon sur Lituraterre », ch. VII, Séminaire XVIII, p. 113-127. 2 Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 493- 528. 3 Miller J.-A., « Les six paradigmes de la jouissance », La Cause freudienne, n°43, octobre 1999, p. 24. 4 Ibid., p. 25. 5 Cf. Carroll L., Sylvie et Bruno, (London, Macmillan, 1889), in The Penguin Complete Lewis Carroll, (1ère éd. Nonesuch Press, 1939), Penguin Books, 1983. 2" " Ainsi met-il ses pas, cinq ans avant Le sinthome, dans ceux de Joyce, dont il souligne qu’il va « tout droit au mieux de ce qu’on peut attendre de la psychanalyse à sa fin » en faisant « litière de la lettre 6 », soit en usant de la lettre pour faire accueil à la jouissance. C’est la visée de la psychanalyse qu’il redéfinit dans le même mouvement. Lacan interroge, est-ce le sicut palea de Saint Thomas qui revient à Joyce (on sait qu’il s’agit pour l’écrivain d’une référence majeure) ? J.-A. Miller précise que « ces deux mots latins veulent dire « comme du fumier » et auraient été la réponse de saint Thomas d’Aquin à la fin de sa vie quand on lui demandait ce qu’était pour lui son œuvre, sa Somme théologique 7 ». Il faut entendre que son œuvre ne vaut pas grand-chose, et qu’il n’en restera rien, certaines traductions évoquent la comparaison de son œuvre à de la paille. Lacan souligne plutôt que le savoir de Joyce tient dans sa dénonciation de la vanité du sens, son intuition des affinités de la lettre et du fumier dont il fait œuvre. La psychanalyse doit s’avancer sur le même chemin, dévoiler le joint du langage et de la jouissance. Lacan note la convergence entre le mouvement de la littérature contemporaine, dans lequel s’inscrit Joyce et celui de la psychanalyse, qu’il rapporte « au débridement du lien antique », soit à la fin du mythe, comme fait d’époque. Le changement de paradigme épistémologique, l’inexistence de l’Autre, firent le lit d’une nouvelle voie pour la littérature, la culture, ils sonnent le glas du mythe. Rappelons que Lacan dans le Séminaire précédent évoquait le mythe en lien avec le mi-dire de la vérité, sœur de jouissance ; il fait ici, avec la lettre, un pas de plus, au-delà du mythe et de la vérité. La jouissance n’est plus à entrevoir entre les lignes, entre les signifiants, comme impossible à dire, mais la lettre agrafe, recueille la jouissance, elle se lit, à partir du S1 (Lacan en appellera dans Encore à une autre lecture que la pratique du déchiffrage de la signification). Il note que tel est le savoir dont part la littérature contemporaine qui ne prend plus appui sur le mythe, le sens. Il rend hommage à Beckett qui « fait balance » à la montée de l’impératif du surmoi comme impératif de jouissance : « le doit qui fait déchet de notre être 8 ». Il le dévoile du fait de son savoir sur l’inexistence de l’Autre, de Dieu, par « l’aveu », soit de la mise à jour de l’objet a comme reste, et par « l’avoir », l’objet a dont il fait œuvre par un maniement du hors- sens, de l’équivoque. Comme Beckett, Lacan a charge de révéler l’envers de la civilisation ; la psychanalyse ouvre sur la voie du traitement de la jouissance par la lettre. Un changement de configuration Il situe, dès lors, « Lituraterre » dans le contexte d’un « changement de configuration » à l’égard de l’écrit dans le domaine des études littéraires. Il se démarque de la vision portée par les manuels de littérature pour lesquels la tradition écrite aurait résulté de la tradition orale, celle du « chant, du mythe parlé, [de la] procession dramatique », et dont elle aurait « accommodé les restes ». Si la littérature est accommodation des restes, ce n’est pas au sens d’une « collocation dans l’écrit » de la tradition orale qui la fixerait, contribuerait à sa lisibilité, son sens 9. À cette vision commune, Lacan oppose que la lettre entre dans un rapport intime à la jouissance, qu’elle procède à la récupération d’un certain objet, par la voie de la sublimation, comme il l’indiquait déjà dans son « Hommage à Lewis Carroll 10 » ou encore qu’elle célèbre « les noces taciturnes de la vie vide avec l’objet indescriptible 11 », ainsi qu’il le dit en conclusion de son « Hommage à Marguerite Duras ». La lettre noue la vie vide et l’objet indescriptible avance-t-il plus """""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""""" 6 Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, op. cit., p. 11. 7 Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans la cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, cours du 16 mai 2007, inédit. 8 Lacan J., « Lituraterre », Autres écrits, op. cit., p. 11. 9 Cf. ibid., p. 11-12. 10 Lacan J., « Hommage rendu à Lewis Carroll », texte prononcé le 31 décembre 1966 sur France Culture, sous le titre « commentaire d’un psychanalyste ». Transcription de Marlène Bélilos à partir de la bande sonore. Texte établi par J.-A. Miller, in Ornicar ? n° 50, 2002. 11 Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 197. 3" " précisément dans « Lituraterre », elle se situe au joint de l’objet et du signifiant, elle traite la jouissance. Lacan marque l’insuffisance de l’orientation sur l’Œdipe pour s’y repérer dans la littérature contemporaine, pointant que la critique littéraire n’a pas reçu d’air de la psychanalyse, quand elle a pris appui sur une interprétation œdipienne. Il vise Marie Bonaparte, qu’il cite plus loin à propos d’Edgar Allan Poe 12, mais étonnamment, il évoque le texte uploads/Litterature/ 03-ironik26-sophie-marret-maleval.pdf
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- Publié le Mar 23, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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