Le juif errant ou l’art de survivre, Marcello Massenzio Marcello Massenzio prop

Le juif errant ou l’art de survivre, Marcello Massenzio Marcello Massenzio propose ici une analyse fascinante de "figures" du Juif errant. Condamné à une errance perpétuelle pour avoir frappé Jésus dans la montée au Calvaire, le Juif errant devient un mythe ambigu dès le XIIIe siècle, porteur à la fois du thème du Juif témoin de la Passion et de motifs antijuifs. Une fresque de Giotto rend compte avec nuance de cette ambivalence, que mettent encore plus en évidence deux textes peu connus de Goethe. Au début du XXe siècle, le mythe est réapproprié par la culture juive, notamment dans une série de tableaux saisissants de Chagall. Après la Shoah, le Juif errant est plus que jamais porteur du destin juif-trouvant peut-être son incarnation dans le personnage troublant et obsédant du maître d’Élie Wiesel et d’Emmanuel Lévinas, l’étrange Monsieur Chouchani... Giordana Charuty Avant-propos Préface Le protagoniste du mythe Les modalités de la recherche Chapitre I. L’empreinte de Goethe sur le mythe Les deux versions À rebours L’atelier du cordonnier Ahasvérus et Judas Le double témoignage La version de Matthieu Paris Les métiers du Juif errant Le Juif errant et la Véronique Le retour du Christ : un fragment poétique de Goethe Le Dieu incompris La moisson manquée Chapitre II. L’appropriation juive du mythe : l’empreinte de Marc Chagall Prémisse Mythe et autobiographie L’identification au Juif errant La Crucifixion blanche La Chute de l’ange Le Triptyque Résistance Résurrection Libération Chapitre III. Le Juif errant après l’Holocauste : Élie Wiesel L’apparition « Vous me troublez, je vous suivrai » Le Juif errant en tant que Rabbi Au château de Taverny Passé et présent. Isaac, le premier survivant (Intermède) La séparation « Le véritable Juif errant de ce siècle » L’empreinte du Maître « Génie étrange et errant » La primauté du Livre Matériaux pour la comparaison En guise d’épilogue Annexe Le Juif errant Bibliographie Illustrations Avant-propos Disséminé tout au long du XIXe siècle dans tous les genres narratifs – littérature de colportage, chansons, poèmes, contes, romans, théâtre – et dans plusieurs styles figuratifs parmi lesquels l’image d’Épinal, le personnage du Juif errant n’épuise pas sa cohérence, comme on a pu l’affirmer, avec le romantisme social du mélodrame et du roman populaires. Certes, le succès de la figure allégorique dessinée par Eugène Sue – une incarnation positive de l’Humanité souffrante, porte-parole d’une critique politique et religieuse – aurait pu effacer à jamais celle, initialement forgée par la chrétienté médiévale puis remodelée à l’aube du XVIIe siècle, du témoin de la Passion et de la destruction de Jérusalem, tour à tour condamné à l’attente ou à l’errance pour avoir insulté ou frappé le Christ sur le chemin du Calvaire. Mais une lecture plus attentive de cette immense production de textes et d’images montre bien que, sous une grande variété de noms – Cartaphile, Joseph, Jean Boutedieu, Ahasvérus ou Isaac Laquedem – ce Juif théologique qui, durant des siècles, a donné un corps et un visage à l’antijudaïsme chrétien ne cesse de resurgir, à travers un ensemble restreint de traits déplacés, inversés, recomposés, pour incarner des valeurs et des fonctions antagonistes : de la figure maléfique forgée par l’antisémitisme moderne en réaction aux politiques d’émancipation des États européens au porte- parole et juge de l’Histoire, champion de toutes les révoltes et de toutes les libertés. Plus surprenant encore, avec l’exode vers l’Ouest des juifs d’Europe orientale, le mythique Cordonnier de Jérusalem change de camp. Il peut entrer, dans l’imaginaire sioniste, comme icône de l’apatride appelant à la fin de l’errance perpétuelle du peuple juif ; ou bien, entre Lvov, Vilna, Berlin, Munich et Vienne, alimenter l’intense débat sur l’existence d’un art national juif. Aussi bien, comme l’inaugure le célèbre Autoportrait en Ahasver (1876) du peintre Gottlieb, les artistes au premier rang desquels figure Marc Chagall, entretiennent-ils, à partir des années 1920, une relation « autobiographique » avec cette figure de l’errance qu’ils interrogent pour s’affirmer comme de modernes créateurs. Quelle part l’anthropologie peut-elle revendiquer dans la compréhension d’une figure aussi polysémique, à la fois familière et incertaine, que tous les commentateurs s’accordent, cependant, à qualifier de « mythique » ? Répondre à cette question conduit, une nouvelle fois, Marcello Massenzio à réviser les catégories qui fondent, souvent de manière non sue, les recherches d’histoire culturelle. Les études littéraires, par exemple, isolent le personnage du Juif errant du système de questions et de relations dans lequel il prend place, pour en dresser une sorte de portrait-robot psychologique à partir des traits intuitivement perçus comme communs aux divers genres narratifs d’une époque et d’un espace culturel donnés. On s’attache alors à caractériser le traitement différencié d’une même figure légendaire au sein des littératures nationales -la française, l’anglaise, l’allemande- ou encore à identifier des « contaminations » avec d’autres figures mythiques, d’autres créations esthétiques – Faust ou Prométhée, par exemple. Mais, nous rappelle l’auteur, ces similitudes et ces différences de surface – un « comparatisme à fleur de peau » disait Lévi-Strauss – sont trompeuses. Il ne s’agit pas davantage de revenir à une stricte résolution philologique de l’opacité des textes, ni de s’en remettre à une analyse stylistique des œuvres d’art. En anthropologue, Massenzio s’emploie à soumettre textes et images aux principes de l’analyse structurale d’un complexe mythique à partir de la comparaison raisonnée de quelques-unes de ses variantes les plus significatives. Aussi bien, cette nouvelle étape d’une enquête que l’on pressent de longue haleine, est-elle traversée par une réflexion originale sur les modalités de reconnaissance, dans la culture lettrée contemporaine, du travail de la pensée mythique sous son double aspect discursif et figuratif, en même temps qu’elle affirme le souci permanent d’expliciter, pas à pas, les décisions de méthode qui peuvent guider l’interprète. Comme ce joueur d’échecs invoqué par Lévi-Strauss au moment d’engager une nouvelle partie, l’auteur commence par redéployer les acquis de son analyse précédente, en les mettant à l’épreuve d’une autre interprétation picturale, les célèbres fresques de Giotto dans la chapelle Scrovegni, à Padoue. Puis, refusant obstinément toute perspective d’inventaire encyclopédique, l’attention se focalise, désormais, sur trois « cas-limite » où la figure du Juif errant, nous dit-on, est soumise à une transformation accélérée : sous l’effet des « illusions perdues » pour Goethe à travers deux textes très peu connus et, en tout cas, mal lus ; sous l’effet de la catastrophe de l’Histoire pour Marc Chagall et Élie Wiesel. Dans tous les cas, c’est l’exploration contrastive de la structure conceptuelle des œuvres qui vient se substituer à l’aléatoire des interprétations, et lever les incertitudes quant à l’identification du protagoniste. Qu’il s’agisse de quelques fragments en prose et en vers, d’un récit autobiographique, d’une succession de tableaux ou d’une brève nouvelle, chaque auteur doit résoudre, à sa façon, le problème de la continuité et de la discontinuité au sein de productions symboliques de longue durée, lorsqu’il se donne comme objet de pensée l’expérience d’une rupture historique radicale. Souvent réduits, par leurs rares commentateurs, à une dénonciation burlesque de la corruption des clercs au profit d’une conception « pragmatique » de la vie, les fragments de l’épopée projetée par le jeune Goethe pour promouvoir une réforme religieuse, nous font, désormais, pleinement mesurer l’ampleur et la complexité du « désenchantement » à venir. Un nouveau parcours est, ensuite, proposé dans l’œuvre-vie de Chagall dont les liens, durant les années moscovites, avec les intellectuels engagés dans la reconnaissance d’un art populaire juif à mettre au service d’une renaissance culturelle et d’une avant-garde esthétique sont désormais bien connus1. L’enquête identifie les temps forts d’une autobiographie picturale portée par une interrogation sans cesse relancée par celui dont le nom-même, en russe (shagal, « il marche »), pouvait faire signe du côté du Juif errant : comment l’artiste moderne peut-il rejoindre, par la seule vertu de son art, une place de sauveur culturel ? Enfin, avec le Maître de Taverny au cœur du récit d’Elie Wiesel, l’expérience si souvent attestée, sous la forme d’un fait divers dans les chroniques des XVIIe et XVIIIe siècles, de la rencontre stupéfiante avec un voyageur étranger au savoir prodigieux, se charge désormais d’une Histoire à ce point tragique qu’elle oblige à suspendre toute réponse et toute certitude. La lumineuse démonstration de Marcello Massenzio se déploie ainsi, en affrontant pas à pas plusieurs questions fondamentales. Le choix de ces « cas » pose, tout d’abord, le problème général du destin du mythe dans les cultures qui tendent à le marginaliser, en lui contestant le pouvoir de dire le vrai. L’interrogation que les anthropologues ont adressée au roman – résurgence ou déclin du mythe ? – se trouve ici reprise et élargie à d’autres langages expressifs. Mais, de plus, ces cas soulèvent un problème crucial qui ne cesse de faire retour dans la réflexion anthropologique, à savoir la capacité de la pensée mythique à soumettre l’événement à sa logique propre. Le rapport que celle-ci entretient avec l’Histoire est paradoxal, a-t-on dit. Son efficacité permanente consiste en ce qu’elle permet d’incorporer -et non pas d’ignorer – les événements qui ont bouleversé les conditions d’existence d’un groupe uploads/Litterature/ le-juif-errant-ou-l-x27-art-de-survivre.pdf

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