«LES manifestations pacifiques sont légitimes et propres à la démocratie…» Le 17
«LES manifestations pacifiques sont légitimes et propres à la démocratie…» Le 17 juin 2013, le commu- niqué de la présidente brésilienne Dilma Rousseff commentant une nouvelle journée de mobilisation populaire feignait d’ignorer l’essentiel : jamais, depuis la fin de la dictature en 1985, le pays n’avait connu de tels rassem- blements – à part peut-être en 1992, lorsque la population était descendue dans la rue pour dénoncer la corruption du gouvernement de M. Fernando Collor de Mello, précipitant sa démission la même année. Au cours de la journée précédant la déclaration de Mme Rousseff, près de deux cent mille personnes avaient défilé, notamment à São Paulo, Rio de Janeiro et Brasília, la capitale, où le Congrès avait été occupé durant plusieurs heures. Ils approcheraient le million quelques jours plus tard Comme souvent, la nature de l’étincelle n’a que peu de rapport avec l’ampleur de l’embrasement. Les résidents de São Paulo opposés, depuis le 11 juin, à une augmentation du prix du ticket de bus (de 3 à 3,20 reals, soit 1,12 euro) ont en effet très vite été rejoints par d’autres. Les uns, notamment à Rio de Janeiro, contestaient les sommes engagées dans la préparation de la Coupe du monde de football de 2014 et des Jeux olympiques de 2016 : au total, environ 50 milliards de reals, soit 17 milliards d’euros, dans un pays qui demeure l’un des plus inégalitaires du monde. A ceux-là s’est ajoutée la foule des citoyens qu’une corruption généralisée a fini par lasser, ainsi que tous les Brésiliens qui peinent à assurer à leur famille l’accès à des soins et à une éducation de qualité. Un an avant le scrutin présidentiel de 2014, ces manifes- tations, principalement animées par des jeunes n’ayant pas connu la dictature, fragilisent Mme Rousseff. Bien qu’aucun parti ne semble pour l’heure en mesure de tirer profit d’un mouvement qui vise l’ensemble des forces politiques aux affaires, il s’agit d’une sérieuse mise en garde pour le Parti des travailleurs (PT), au pouvoir depuis 2003. Quelques années après sa prise de fonction, M. Luiz Inácio Lula da Silva avait pu compter sur une forte crois- sance pour œuvrer à une amélioration progressive du niveau de vie de la population. Or Mme Rousseff, élue en 2010 sous le signe de la continuité, arrive dans une conjoncture inter- nationale bien plus défavorable. Outre un taux de crois- sance nettement plus faible (0,9 % en 2012, contre 7,5 % en 2010), le Brésil connaît une «désindustrialisation précoce (1)». Les exportations de produits de base augmentent, mais celles de produits manufacturés sont en forte baisse. La sixième puissance économique mondiale se trouve confrontée à plusieurs défis : impulser, malgré la concurrence chinoise, une croissance reposant davantage sur le secteur manufacturier, tout en sauvegardant les programmes sociaux de la décennie précédente, qui soutiennent la demande intérieure et assurent au PT sa confortable assise électorale. Pour remédier aux premiers signes de défaillance du modèle mis en place par Lula (lire l’article inédit sur notre site), la présidente brésilienne a opté pour ce que l’hebdo- madaire Veja décrit comme un «choc capitaliste» : des priva- tisations qui mettraient le Brésil «en harmonie avec la loi de la gravitation universelle» (15 août 2012). Ce programme, d’un montant total de 66 milliards de dollars, prévoit l’attri- bution de concessions pour la construction de ports, d’auto- routes, de voies ferrées, ainsi que la vente d’aéroports. Mme Rousseff avait pourtant dénoncé les privatisations lors de la campagne présidentielle de 2010. De son côté, la présidente met l’accent sur son souhait de privilégier la production industrielle et la construction, au détriment de la spéculation : baisse des taux d’intérêt, réduction des prix de l’électricité, exemptions fiscales, taxation des capitaux à court terme, règle de la préférence nationale pour protéger l’industrie en augmentant les droits de douane sur de nombreux produits importés... Certaines de ces mesures, qualifiées de «protection- nistes» par Washington, ne déplaisent pas aux organisa- tions de salariés. Le gouvernement favorise l’implantation (1) Venício de Lima, Mídia. Teoria e política, Fundação Perseu Abramo, São Paulo, 2001. (2) Alcir Henrique da Costa, Maria Rita Kehl et Inimá Ferreira Simões, Um país no ar, Brasiliense, São Paulo, 1986. 4 COMMENT LA CHAÎNE GLOBO A CONSTRUIT Les « telenovelas », miroir l’avènement de la démocratie. En 1996, «O rei do gado» (« Le roi du troupeau»), de Benedito Ruy Barbosa, élégie à la réforme agraire, donne une visibilité inédite au Mouvement des sans-terre (MST). « Cela fait trente-cinq ans que je travaille pour Globo, je suis l’auteur de dix-sept novelas, et on ne m’a jamais dit ce que je devais faire. J’ai toujours été totalement libre », témoigne Silvio de Abreu, l’un des principaux auteurs de la chaîne. Pour Maria Carmem Jacob de Souza Romano, professeure de commu- nication à l’Université fédérale de Bahia, « les grands auteurs ont un pouvoir de négociation, bien sûr. Ils font preuve de bon sens et ne peuvent transformer la novela en brûlot social, mais ils ont la possibilité d’aborder les thèmes qui leur sont chers, si le succès est au rendez-vous». A partir du centre de Rio, il faut une bonne heure de voiture, quand la circu- lation est fluide, pour se rendre au Projac, l’usine à rêves montée par Globo à Jacare- paguá, dans la partie ouest de la ville. Plus d’un million et demi de mètres carrés, dont 70 % de forêt, permettent à la chaîne de concentrer, depuis 1995, les étapes de la production d’une telenovela. «Avant, les tournages étaient éclatés sur plusieurs studios dans toute la ville. Les concentrer permet une énorme économie de temps et d’argent », explique Mme Iracema Paternostro, responsable des relations publiques, en montrant une maquette des installations. Une voiture est nécessaire pour en faire le tour. Ici, un bâtiment regroupe les équipes de recherche chargées de compiler les archives et les études de marché. Un peu plus loin, les costumes sont dessinés, JUILLET 2013 – LE MONDE diplomatique * Journaliste. d’Agadir» ou «Le pont des soupirs». En 1968, « Beto Rockfeller » marque une rupture. Pour la première fois, le héros vit à São Paulo. Il travaille chez un cordonnier, dans une artère populaire de la mégalopole, mais se prétend millionnaire à une autre adresse. Avec un vocabulaire de tous les jours, des références aux bonheurs et aux difficultés d’un Brésil urbain, d’autant mieux rendus que certaines scènes sont filmées en extérieur, la novela change de visage. «Désormais, elle incorporera les questions sociales et politiques qui travaillent le Brésil, alors qu’au Mexique ou en Argentine on en reste aux drames de famille», explique Maria Immacolata Vassallo de Lopes, qui coordonne le Centre d’études de la telenovela à l’Université de São Paulo (USP). Puis apparaît TV Globo, qui s’empare du format. A tel point que, selon Bosco Brasil, un ex-auteur de la maison, «quand on dit “novela brésilienne”, on pense “novela de Globo”». Née en 1965, un an après le coup d’Etat militaire, la chaîne est d’abord le fruit du génie politique de Roberto Marinho, héritier d’un journal important, le Globo, mais sans influence nationale. Il comprend combien il est straté- gique pour la junte de réaliser l’intégration du territoire. Alors que, pour Juscelino Kubitschek (1956-1961), celle-ci passait par le tissage d’un réseau routier, les militaires, au pouvoir de 1964 à 1985, feront le pari des médias. Et, dans ce domaine, Globo sera une pièce centrale : «D’un point de vue économique, elle a joué un rôle essentiel dans l’intégration d’un pays aux dimensions continentales, à travers la formation d’un marché de consommateurs. D’un point de vue politique, sa programmation a porté un message national d’optimisme lié au développement, crucial pour soutenir et légitimer l’hégémonie du régime autori- taire (1) », analyse Venício de Lima, chercheur en communication à l’Université nationale de Brasília. Promues sous la dictature (1964-1985) dans l’optique de souder ce pays-continent, les «telenovelas» brésiliennes ont évolué. Suivies par l’ensemble de la population, elles tendent un miroir à une société en plein bouleversement. Or la transformation récente du géant sud-américain ne saurait se résumer à sa devise, « Ordre et progrès », comme le révèlent les récentes manifestations dans les grandes villes du pays. Beaucoup d’auteurs venus du théâtre AVEC le temps, la chaîne a créé «un répertoire commun, une communauté nationale imaginaire», explique Vassallo de Lopes. En 2011, 59,4 millions de foyers, soit 96,9 % du total, ont la télévision, et chaque Brésilien consomme en moyenne sept cents heures de programmes de Globo chaque année. Alors que le gaucho (habi- tant de l’extrême sud du pays), plus proche des Argentins dans son mode de vie, n’a pas grand-chose à voir avec un pêcheur d’Amazonie ou une agricultrice du Nordeste, tous partagent désormais le rêve de connaître Rio, principal décor des feuil- letons de Globo, ou de porter la chemise blanche et la ceinture dorée de Carminha. L ’identification est d’autant plus facile que la frontière entre fiction et réalité est floue. Lorsque les Brésiliens fêtent Noël, leurs héros sur le petit écran font de même. L ’ef- fondrement, uploads/Litterature/ les-telenovelas-miroir-de-la-societe-bresilienne.pdf
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- Publié le Mai 06, 2022
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