Les titres dans Capitale de la douleur de Paul Eluard Contribution de Florence
Les titres dans Capitale de la douleur de Paul Eluard Contribution de Florence RENNER Introduction L’étude de l’évolution des titres des ouvrages, depuis l’origine de la littérature moderne jusqu’à nos jours, est révélatrice d’une tendance à l’abréviation, d’un désir d’aller au plus court, au plus direct, au plus parlant, le plus rapidement possible. Ainsi, les longs titres descriptifs occupant parfois plusieurs lignes de la page de garde ne sont-ils plus guère utilisés que dans un but parodique aujourd’hui, et les éditeurs ont, dès les premières rééditions des ouvrages à succès, abrégé les titres d’origine. Les titres de recueils poétiques ont suivi un chemin un peu particulier, puisque dès l’origine, les recueils ont généralement porté un nom générique (Odes, Ballades, Lais, etc.), éventuellement suivi de leur destinataire (Sonnets pour Hélène), ou encore un terme annonçant le thème du recueil (Les Regrets de Du Bellay, Les Amours de Ronsard, par exemple). A partir des romantiques, les titres de recueil pourront prendre des formes plus personnalisées, les poètes essayant d’imprimer dès le seuil de leur œuvre un indice de lecture, et l’on pourra alors trouver dans les rayons des libraires les Méditations poétiques de Lamartine, qu’évoqueront plus tard les Contemplations de Hugo, Les Illuminations de Rimbaud, ou encore Les Fleurs du mal de Baudelaire. Au siècle suivant, les avant-gardes viendront bouleverser les codes de lecture que les titres permettaient de mettre en place, que ce soit dans la littérature en prose ou dans les recueils poétiques. Que penser en effet, a priori, d’un ouvrage intitulé Langage cuit (publié en 1923 par Robert Desnos), ou Le Marteau sans maître (René Char en 1934) ? Ce sens à accorder aux titres des œuvres littéraires a soulevé au milieu du siècle l’intérêt de divers théoriciens, parmi lesquels Gérard Genette, qui leur accorde une première étude dans son ouvrage Palimpsestes, avant de revenir plus précisément et plus longuement dessus dans Seuils, en 1957. Plus récemment, Charles Grivel, dans Production de l’intérêt romanesque, a lui aussi étudié les différentes fonctions du titre ; les deux théoriciens s’accordent sur trois fonctions principales à accorder aux titres : 1) une fonction appellative (qui permet d’identifier l’ouvrage), 2) une fonction désignative ou descriptive (qui annonce son contenu), 3) une fonction séductive ou publicitaire (qui permet de mettre cet ouvrage en valeur). A ces trois fonctions, Genette rajoute celle permettant d’exprimer une valeur connotative, c’est-à-dire tout ce que ce titre va mettre en branle dans la tête du lecteur, par rapport à sa culture personnelle. Daniel Mesguich disait à ce sujet que lire, c’est « toujours se souvenir, toujours rapprocher, toujours choisir… ». Les titres de recueils, dans tous les cas, sont une première porte d’entrée vers une œuvre spécifique, un seuil à cette œuvre ; ils peuvent en donner un premier indice, ou au contraire « tendre des pièges » au lecteur, tout comme les titres de poèmes. Ils sont essentiels dans la mesure où ils participent à la création de l’horizon d’attente du lecteur, ils sont le point de contact entre nos attentes et ce que le texte va proposer, une attente parfois comblée, parfois déçue. Paul Eluard fait partie de ces poètes qui ont bouleversé l’usage du titre, lui qui a laissé dans l’histoire de la poésie moderne des recueils dont les titres résonnent, aujourd’hui encore, comme des évidences (L’amour la Poésie, La Vie immédiate, Je ne suis pas seul, parmi d’autres…). Son ouvrage de 1926 offre un terrain d’étude privilégié pour l’étude des titres, avec un titre de recueil riche en significations, quatre sections et cent treize poèmes, dont presque chacun son porteur d’un titre au sens particulier, qui peuvent aider le lecteur à déchiffrer un poème parfois obscur, ou au contraire, le prendre au piège d’une fausse interprétation. Il s’agira ainsi de nous interroger sur les fonctions qu’Eluard accorde à ses titres, et sur la validité de leur valeur séductive en particulier, non sans avoir au préalable étudié l’organisation des titres du recueil et, plus en précisions, celle de chacun des poèmes. I. Lecture des titres principaux : recueil et sections a) Le titre du recueil Le recueil publié en 1926 devait d’abord s’intituler L’Art d’être malheureux, un titre qui avait d’ailleurs la préférence de Jean Paulhan. Ce premier choix, assez classique pour un poète surréaliste, inscrivait le recueil à la fois dans une tradition poétique antique et quelque peu érotique (on se souvient de l’Art d’aimer d’Ovide), mais aussi dans une forme pastichant déjà la poésie lyrique romantique (et peut-être, plus particulièrement, sa figure principale, Hugo, qui publia en 1877 L’Art d’être grand-père). On retrouve d’ailleurs ce pastiche de « poétique » dans le poème « L’Invention » de la première section du recueil. Finalement, Eluard opta pour Capitale de la douleur, dont la connotation est nettement plus riche ; en premier lieu parce que ce titre évoque de façon assez immédiate le recueil publié par Baudelaire en 1857, Les Fleurs du mal, et inscrit donc le recueil surréaliste dans la lignée d’une modernité poétique (Paul Eluard admirait Baudelaire). On retrouve en effet un écho sonore en chiasme des termes Fleurs/douleur et Mal/capitale, mais on peut aussi rapprocher les termes Mal/douleur, deux substantifs qui acceptent une lecture physique et morale de leur signification. C’est d’ailleurs là, la seconde richesse du titre choisi par Eluard, la plus grande connotation qu’ouvre les termes « capitale » et « douleur » : « capitale » peut évoquer la ville (autre référence implicite à la poésie de Baudelaire), mais aussi les majuscules d’imprimerie (qui traduisent souvent, dans les œuvres imprimées, des cris, des paroles fortes), ou encore, par son étymologie latine, le « caput », le chef = la tête ; souvenons que la peine capitale est bien celle qui coupe la tête… Le terme « douleur » peut quant à lui aussi bien renvoyer à la douleur physique qu’à la douleur morale, mélanges de douleurs qui trouvera son accomplissement dans de nombreux poèmes du recueil. Une fois franchi ce premier seuil, acceptant de se plonger dans la douleur du poète (mais s’agira-t-il bien de cela ?), le lecteur ouvre un recueil composé en quatre sections, dont les titres sont, pour certains, assez énigmatiques. b) Les titres des sections Répétitions Le recueil publié en 1926 reprend, pour la plupart, des poèmes déjà publiés en plaquettes à partir de 1922, et dont certains ont été écrits dès 1914 (pendant la Grande Guerre). Ainsi de la première section, Répétitions, qui a été publié en 1922, accompagné de gravures de Max Ernst, que le poète venait de rencontrer. Le titre de cette section renvoie à deux lectures possibles, le terme, au pluriel, évoquant à la fois les répétitions théâtrales, donc une sorte de préparation à quelque chose qui va suivre, de plus abouti, de plus définitif ; et en même temps, les répétitions, ce sont ces choses que l’on redit, que l’on est parfois obligé de redire pour se faire entendre (on verra par exemple plus loin que cette section comporte plusieurs titres répétés). Mais que l’on redit forcément différemment, puisque « toutes les transformations sont possibles » (« L’Invention » p.16). Mourir de ne pas mourir La deuxième section du recueil est une référence aux paroles de Sainte Thérèse d’Avila, « que muero perque no muero », que l’on peut replacer dans leur contexte : « Je vis sans vivre en moi, / Et j’aspire à plus haute vie, / Et que je meure de ne mourir pas ». Le titre chapeautant ainsi cette deuxième section du recueil trahit de la part du poète le désir d’en finir ; c’est d’ailleurs à ce moment-là qu’il entreprendra son « voyage idiot » en Asie, un voyage à lire comme une petite mort sociale et amoureuse. Ce choix de la sainte mystique engage aussi à une lecture plus spirituelle, sans dire religieuse, de cette partie du recueil. Notons cependant qu’Eluard supprime les marques de la première personne (trop lyrique ?), mettant les verbes à l’infinitif, ce qui leur donne une portée plus générale. Les petits justes Cette troisième section, initialement publiée à la suite de Mourir de ne pas mourir en mars 1924, regroupe onze poèmes courts, non titrés, mais numérotés de 1 à 11 en chiffres romains, et dont le sens demeure assez énigmatique. Le titre de la section en lui-même laisse le lecteur pensif ; on sait que dans la Bible, les Justes sont les hommes fidèles à Dieu. Mais de quelle fidélité, et de quels hommes s’agit-il ici ? L’on pourrait aussi évoquer l’expression « petit juste » qui, au XVIIIe siècle, servait à définir une robe simple, près du corps (à l’opposé des robes à crinoline), et qui pourrait alors faire référence à la simplicité des textes, pièces courtes et dépouillées, comme collées au corps (et au cœur) du poète. Enfin, on ne peut manquer de s’interroger sur la signification du substantif « justes » : est-il question ici de justice, ou de justesse ? Est-ce une manière pour le poète de signifier que le poème le plus court est uploads/Litterature/ les-titres-dans-capitale-de-la-douleur-de-paul-eluard.pdf
Documents similaires










-
46
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Mar 19, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.3346MB