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Revue Voix plurielles http://www.brocku.ca/cfra/voixplurielles05-02/index.html 109 L'Énonciation culturelle chez Panaït Istrati et Patrick Chamoiseau : traduction ou trahison? MARIANA C. IONESCU Huron University College Résumé S’inspirant des idées avancées par Homi Bhabha au sujet de la difficulté de représenter une tradition culturelle dans une autre langue, cet article aborde la question de la traductibilité d’un dit profondément ancré dans une culture essentiellement orale. Chez Panaït Istrati, écrivain français d’origine roumaine, aussi bien que chez le Martiniquais Patrick Ch amoiseau, récipiendaire du prix Goncourt, la mise en écrit des paroles d’un conteur est-elle donc un acte de traduction ou une trahison de la diction originelle? Dans les deux cas, on constatera que l’écriture tisse un espace linguistique hybride portant les traces de l’oral qui l’in-forme. À première vue, les Récits d’Adrien Zograffi de Panaït Istrati, publiés à Paris dans les années 20, n’ont rien en commun avec Solibo Magnifique du Martiniquais Patrick Chamoiseau, paru chez Gallimard en 1988. Cependant, une même tension les sous-tend, tension ayant comme point d’origine l’acte d’énonciation qui met en présence deux langues : d’un côté le roumain et, respectivement le créole, porteurs de richesses culturelles hybrides, d’un autre côté le français, langue d’écriture de ces deux auteurs. Prenant comme point de départ les idées avancées par Homi Bhabha au sujet de la difficulté de représenter une tradition culturelle dans une autre langue, nous aborderons la question de la traductibilité d’un dit profondément ancré dans une langue et dans un système de référence fournis par une culture particulière. Si toute culture est le produit d’un discours, la mise en écrit des paroles d’un conteur représente-t-elle un acte de traduction ou une trahison de la diction originelle? Selon Bhabha, l’acte de l’énonciation culturelle interfère avec l’écrit, donnant naissance à un tiers espace, celui de la traduction culturelle, espace frontalier à partir duquel se façonne le pacte ambivalent de l’interprétation culturelle (Bhabha 1994). Aussi, le sujet de l’énonciation, en l'occurrence le conteur fictionnalisé, entre -t-il en dialogue avec le sujet de l’énoncé, que ce soit le marqueur de paroles1 Chamoiseau, ou le jeune Adrien, porte-parole d’Istrati. À travers ce dialogue se tisse un espace de création linguistique hybride, lieu d’aliénation de la parole, lieu de scission du sujet énonciateur, mais aussi lieu d’enrichissement de l’écrit au contact avec une tradition culturelle devenue forcément littérature. Panaït Istrati Afin de mieux comprendre les circonstances qui ont favorisé le choix du français comme langue d'écriture d'Istrati, quelques brefs repères biobibliographiques seront utiles aux lecteurs qui ignorent le parcours sinueux de cet auteur autodidacte. Né en 1884 à Braïla, ville portuaire cosmopolite de l'est de la Roumanie, d'un père grec et d'une mère roumaine, Panaït Istrati passe sa petite enfance chez la famille de sa mère, dans le village de Baldovineşti. L'enfant y sera fasciné par les histoires ayant comme personnages privilégiés les haïdoucs, hors-la-loi légendaires du folklore roumain2. Après l'école Revue Voix plurielles http://www.brocku.ca/cfra/voixplurielles05-02/index.html 110 primaire, le jeune Panaït arrête ses études et exerce divers métiers dans sa ville natale. Plus tard, entré en contact avec le mouvement socialiste, il commence à publier des articles dans le journal La Roumanie ouvrière, où il exprime sa solidarité avec tous les déshérités du monde. À part la passion constante pour la lecture, Istrati manifeste très tôt un désir inassouvi de voyage et d'amitié. Sa quête fiévreuse d'âmes passionnées et de contrées nouvelles le pousse à parcourir l'Égypte, la Grèce, l'Italie et les pays du Proche-Orient, seul ou en compagnie d'amis inoubliables entrés plus tard dans plusieurs de ses récits. Au cours de ses nombreuses traversées de l'Orient, une force inexorable le pousse vers l'Occident, notamment vers la France, où il arrivera en 1913. La première guerre mondiale surprend Istrati en Suisse où, atteint de tuberculose, il est hospitalisé plusieurs fois. C'est là qu’il se met à apprendre le français, ayant comme maîtres les livres de Voltaire, de Rousseau et de Fénelon. Quelques années plus tard, après une tentative de suicide à Nice, il rencontrera son mentor, Romain Rolland, le premier à avoir eu l'intuition de son don de conteur. Celui-ci ne cessera d'encourager le jeune Roumain de mettre sur papier les histoires de son terroir, ainsi que celles issues de son long périple à travers l'Orient. Bien que conseillé dès le début par R. Rolland de ne pas s'aventurer sur le terrain du roman-fleuve, Istrati ne renonce pas à son idée initiale de créer un cycle romanesque ayant comme protagoniste Adrien Zograffi. Les Récits d'Adrien Zograffi suivent les pas de son alter ego diégétique dans le temps (de l'enfance à l'adolescence) et dans l'espace (de l'Orient à l'Occident). Dans les quatre premiers volumes, Kyra Kyralina, Oncle Anghel, Présentation des haïdoucs et Domnitza de Snagov, le jeune Adrien assume le plus souvent le rôle de narrataire, prenant place quelquefois parmi d'autres narrataires fictifs assis autour d'un conteur pour écouter des histoires haïdouques3. L'auteur lui-même le présente comme tel dans le discours préfaciel de plusieurs de ses récits. Ainsi, dans la préface au roman La Maison Thűringer (1932), Istrati évoque-t-il métaphoriquement le parcours de son écriture des premiers récits, où se font entendre les sons « d'une flûte aux sons enchanteurs », vers ses derniers romans, où la flûte cède graduellement la place à la plume de l'écrivain. C'est ce cycle de la flûte4 qui présente le plus d'intérêt pour la question de l'énonciation culturelle. La langue d’écriture d’Istrati À l'apparition du premier volume d'Istrati, Kyra Kyralina, en 1924, la critique française se montre élogieuse. On en apprécie la simplicité et la nouveauté, l'impression de fraîcheur et de primitivisme, et surtout le don de conteur de l'écrivain : « Il est conteur-né », écrit Romain Rolland dans la préface à ce récit, « un conteur d'Orient, qui s'enchante et s'émeut de ses propres récits, et si bien s'y laisse prendre qu'une fois l'histoire commencée, nul ne sait, ni lui-même, si elle durera une heure, ou bien mille et une nuit. » Si les Français accueillent favorablement le début littéraire d'Istrati, les positions adoptées par les critiques roumains d'avant et d'après la guerre se révèlent extrêmement divergentes, surtout à cause des différences entre leur horizon d'attente socioculturel. L'essence des attaques contre les écrits istratiens repose sur l'idée de la mystification des réalités roumaines, que cet écrivain aurait accomplie dans une langue autre que la sienne, raison pour laquelle, de l'avis des Revue Voix plurielles http://www.brocku.ca/cfra/voixplurielles05-02/index.html 111 grands critiques Nicolae Iorga ou George Călinescu, il ne pourrait jamais être considéré écrivain roumain. D'autres critiques et écrivains tels Garabet Ibrăileanu, Camil Petrescu ou Alexandru Philippide, tout en appréciant les qualités littéraires des premiers récits d'Istrati, expriment leur regret sur le choix que l'auteur avait fait en matière de langue d'écriture. Des études de date plus récente, comme celles d'Elisabeth Geblesco, de Zamfir Bălan ou de Cecilia Condei, ont abordé les textes istratiens par le biais de la psychanalyse, de la linguistique ou de la narratologie, sans pour autant avoir tranché sur le statut de cet écrivain. La question épineuse de la langue d’écriture d’Istrati est soulevée également par Alain Schaffner dans un article publié en 2004 dans L’Esprit Créateur : « Le choix du français par Istrati n'est-il pas tout de même une sorte de trahison à l'égard du roumain? » (56) L'auteur de l'article en question amorce une réponse dans laquelle il rapproche Istrati d'un autre grand exilé, Cioran, en concluant qu'une même aliénation provoquée par le changement de langue est évidente dans certaines déclarations des deux écrivains. À ce sujet, il fournit un extrait d'un manuscrit d'Istrati datant de 1921, publié dans Esprit : Je maudis […] cette circonstance qui, au lieu de me permettre d'écrire dans ma propre langue, qui m'est familière, m'a banni à mille lieues de mon pays et me force de perdre le temps dans des recherches de dictionnaire, pour la stupide raison que dans tel endroit il faut deux l, deux m, deux n, et qu'un seul n'est pas suffisant. Mais, au risque de paraître ridicule, je m'accroche à cette langue que j'aime et que je veux connaître. (Istrati 1977 [1921], 378) L’entre-deux culturel istratien Qu'il soit considéré écrivain roumain de langue française ou écrivain français d'origine roumaine, il ne fait aucun doute que cet auteur, à qui le français tendait des pièges à chaque pas, pensait en roumain et écrivait en français. Cependant, en 1933, après avoir buté contre la difficulté de traduire en roumain quelques-uns de ses textes français, Istrati fait cette déclaration pour le moins paradoxale : « Je suis venu dans les lettres françaises avec une âme roumaine, mais je dus lui prêter un masque français. Quand je tentai de rendre à cette âme son visage roumain, je ne le pouvais plus; elle s'était éloignée avec un visage étranger. »5 Cet aveu soulève, d'un côté, la question de la fidélité de la représentation culturelle dans une langue autre que celle du groupe ethnique représenté par un auteur, et de l'autre côté, celle de l'effet produit par la traduction de la même représentation culturelle dans la langue maternelle de l'auteur uploads/Litterature/ admin-ionescu.pdf
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- Publié le Jui 10, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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