La fabrique de l’homme objet dans Lolita de Stanley Kubrick Emmanuelle Delanoë-
La fabrique de l’homme objet dans Lolita de Stanley Kubrick Emmanuelle Delanoë-Brun Résumé | Index | Plan | T exte | Bibliographie | Notes | Citation | Auteur Résumés Français English Au-delà de considérations liées à la continuité et aux ruptures entre l’œuvre originale et sa version filmique, l’adaptation que Stanley Kubrick réalise du roman de Nabokov s’inscrit dans une œuvre cinématographique où ne cesse de se poser la question de la place de l’homme, de son devenir sujet ou plutôt de son incapacité à y parvenir. Humbert, passé au crible kubricien, apparaît comme un nouvel avatar de l’homme objet, progressivement privé de tout contrôle sur l’histoire dont il assure pourtant en partie le récit. Cependant, ce mouvement de dépossession du personnage est également celui qui ouvre à sa réévaluation humaniste, réévaluation caractéristique d’une œuvre qui ne cesse d’explorer les tensions multiples entre lesquelles se joue, chez le cinéaste, la question de l’humanité, dans une œuvre paradoxale où la distance rapproche, où les contradictions forgent une cohérence dans les interrogations, où la tension, en dernier ressort, apparaît comme la condition principale de l’humanité. Haut de page Entrées d’index Mots-clés : Lolita, Nabokov, Kubrick, adaptation, cinéma, réception, transposition, solipsisme, humanité Haut de page Plan Le prisme kubricien Humbert solipsisé Les détours de l’humanisation Haut de page T exte intégral PDF Signaler ce document 1 On citera simplement à des fins d’illustration l’ouverture de Double Indemnity, de Billy Wilder (1 (...) 2 On pourrait aussi gloser sur la modification symbolique du statut de la victime que l’entremise du (...) 1 Le Lolita de Kubrick s’ouvre sur une scène d’anthologie : au terme d’une traversée de brumes fantomatiques, un homme en manteau sombre, la mèche légèrement décoiffée, l’œil fiévreux, pénètre un bâtiment aux allures gothiques à la recherche d’un certain Quilty. Les accords mineurs de ce qui semble être un clavecin ajoutent à l’étrangeté inquiétante de la scène. Une bouteille roule, un drap se soulève, pourtant ce n’est point un fantôme qui apparaît mais bien le dénommé Quilty, bouffon en toge rescapé d’une dernière orgie dont son environnement porte encore l’ample témoignage. Commence alors un dialogue de sourds entre l’homme encore anonyme, dont la posture puis les accessoires (gants, revolver), soumis à une dramaturgie étudiée, font l’incarnation d’une sombre destinée, et l’histrion invétéré, qui décline en une multitude de parodies possibles l’apothéose tragique que son opposant ne parvient jamais à imposer. L’on assiste alors à une ouverture doublement paradoxale : ouverture en forme de conclusion – c’est là une structure classique du film noir1– mais de conclusion retournée contre son protagoniste principal, un Humbert qui ne parvient pas à se hisser au rang de héros tragique du film noir, retournement que le positionnement final entre victime et exécuteur figure symboliquement, de même que la distribution déséquilibrée de la parole, largement confisquée au profit de Quilty, et de la gestuelle, là aussi à la défaveur d’un Humbert tétanisé, ne fait que confirmer. L’assassinat signe alors le triomphe paradoxal de la victime, toujours maître de la parole, qui invite son meurtrier à assister à une exécution qui s’avèrera être la sienne propre. La parole de Quilty se fait symboliquement performative, elle fait exister ce qu’elle dit ; Humbert devient alors spectateur de l’action dont il est censé être le maître, action elle-même reléguée en hors champ, tandis que l’exécution s’abstrait dans l’euphémisme imaginaire—c’est un visage représenté, un portrait, qui reçoit les tirs2. À plus d’un titre, le meurtrier se trouve dépossédé de son geste, le bourreau dépouillé de son œuvre de violence vengeresse, de son pouvoir tant physique que symbolique. 2 Justicier évincé, ridiculisé, meurtrier meurtri, le Humbert que présente Kubrick à son spectateur semble partager plus d’affinités jusque dans le ridicule avec le docteur John D. Ray dont la rectitude pompeuse annonce le récit qu’avec le gloseur impénitent auquel nous introduit Nabokov dans les premières pages de son roman. Par ailleurs, là où le Humbert de Nabokov érige Lolita en point de focalisation de son récit, de son discours, de son existence même, dans les premières lignes du roman où elle fait figure d’idéal imaginaire autant que poétique, le Humbert de Kubrick advient au film comme point de focalisation pathétique, figure pitoyable d’un cafouillage pseudo-tragique, victime, en définitive, en lieu et place du cadavre qui a disparu derrière le tableau. Plus largement, c’est ainsi toute la perspective qui paraît se décaler dans la translation du roman vers le film, toute l’attention qui paraît se déplacer dans la gestion des affects du récepteur modèle depuis la victime – essentiellement Lolita dans le roman, Quilty n’y apparaissant qu’à titre d’indice clairsemé – vers le bourreau victimisé. 3 Vladimir Nabokov, Lolita: A Screenplay, in Novels, 1955-1962, 676. 4 Voir en particulier l’article de Dan E. Burns, “Pistols and Cherry Pies”, pour un rappel de la réc (...) 5 Voir en particulier l’introduction proposée par Robert Stam à Literature and Film: A Guide to the (...) 6 “[T]here have been a number of wise, sensitive, and staunch people who understood my book much bet (...) 3 “When adapting Lolita to the speaking screen [Kubrick] saw my novel in one way, I saw it in another”3, écrit un Nabokov qu’on sent encore amer en introduction au scénario de l’adaptation qu’il avait proposée à Kubrick, que ce dernier n’a retenu qu’en portion relativement congrue. Déplacement d’objectif, déplacement de point de vue, d’époque, c’est en effet d’abord le décalage qui surprend le spectateur familier du roman de Nabokov, conduisant à une réception critique d’abord peu favorable au film4. Faut-il pourtant en conclure un peu hâtivement qu’il y a là trahison du texte originel, sur la base d’une conception idéale du processus d’adaptation cinématographique, dont l’étude critique dénonce de long temps les travers5 ? Et d’ailleurs trahison de qui, quand le narrateur du récit manœuvre si ardemment à l’atténuation de ses crimes, violeur séduit par la nymphette, pédophile trompé par sa sournoise prisonnière, meurtrier justifié parce que justicier ? Trahison de qui, quand les lecteurs de Nabokov, à croire ce qu’il en dit dans l’adjonction en forme d’épilogue au roman, se perdent eux-mêmes dans des lectures interprétatives écartées d’un cinglant trait de plume, quand il ne s’accorde que quelques lecteurs « sages, sensibles et solides » capables de comprendre son livre6. Pour autant d’ailleurs que celui qui s’exprime dans cet essai “On a Book Entitled Lolita” ne soit pas un nouveau masque de l’auteur empirique en auteur modèle — voire en lecteur modèle —, pour reprendre la terminologie de Eco, dans une entrée en matière qui se délecte de perdre son lecteur : 4 After doing my impersonation of suave John Ray, the character in Lolita who pens the Foreword, any comments coming straight from me may strike one—may strike me, in fact—as an impersonation of Vladimir Nabokov talking about his own book. A few points, however, have to be discussed, and the autobiographic device may induce mimic and model to blend. (311) 7 Voir à ce sujet l’article de Brian Boyd sur les surinterprétations critiques d’erreurs nabokovienn (...) 8 Il importe ici de rappeler l’indépendance relativement unique dont jouissait, parce qu’il l’avait (...) 5 Coquetterie d’auteur mal compris de ses éditeurs américains, à l’œuvre trop vite rangée parmi la littérature érotique sur la foi de son premier éditeur parisien, peut être. Reste que si Lolita est condamnée à être lue de travers7, on est en droit de se demander si Kubrick ne lui serait pas particulièrement fidèle en en présentant une version dont la vertu est précisément de trancher avec son original, d’en présenter une lecture, en d’autres termes, des plus tranchées ? Une vision, également, dont on remarquera avec intérêt l’aisance avec laquelle elle s’inscrit dans l’œuvre de son adaptateur et metteur en scène, œuvre elle-même largement fondée sur l’adaptation, autrement dit œuvre en forme de représentation cinématographique d’une littérature diverse, oeuvre dont pourtant la continuité de motifs et de thèmes, entre autres, frappe (quoi de commun, en effet, à première vue, entre Clockwork Orange d’Anthony Burgess, Barry Lyndon de William Thakeray, ou The Shiningde Stephen King pour ne citer que les titres des romans les plus célèbres que Kubrick a portés à l’écran, sinon le vecteur singulier d’une lecture et d’une sélection dans la constitution d’un parcours cinématographique ?)8. 9 Encore que cette réflexion soit à replacer dans le contexte d’une époque qui cherche à se libérer (...) 10 Lire en particulier la rubrique consacrée à Kubrick dans 50 ans de cinéma américain par Bertrand T (...) 6 Trace visible d’une lecture, la Lolita de Kubrick en est la représentation transposée, alimentée des questionnements intimes de son réalisateur, dont l’écho résonne d’œuvre en œuvre, mais aussi retaillée à la dimension d’un contexte de contrôle moral de la production cinématographique, et étoffé du concours de ses interprètes. Curieusement cependant, les aléas complexes de la production et de la réalisation du film, sous l’œil de la censure, s’ils paraissent nécessaires pour expliciter l’étonnante retenue du film en matière de représentation d’une uploads/Litterature/ lolita.pdf
Documents similaires










-
28
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Nov 22, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1877MB