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Rechercher : >> Sommaire par numéro | Sommaire par thème Accueil > à propos > Le rythme de la marche > Entretien avec Kenneth White Entretien avec Kenneth White 9 mars 2007 par Michèle Duclos La marche Kenneth White est un grand marcheur. Après avoir cheminé dans son enfance et son adolescence sur le rivage et l’arrière-pays de la petite ville côtière de Fairlie, au sud de Glasgow, étudiant à Glasgow il abattait régulièrement les quelque quarante kilomètres qui le séparaient de la côte De 1967 à 1983, résidant à Pau, il a marché dans les Pyrénées. Plus tard il a fréquenté les sentiers des douaniers des Côtes d’Armor, où il s’est installé en 1983. Sa marche en ces lieux, mais aussi sa fréquentation de la côte Atlantique sont à l’origine de nombreux poèmes de Terre de diamant, de Mahamudra, d’Atlantica, des Rives du silence, de Limites et Marges, jusqu’au récent Passage extérieur. Quant au Grand Rivage, probablement l’un des plus beaux longs poèmes du XXe siècle, il est lié intimement à une longue marche méditative le long de la côte ouest de l’Écosse. White a aussi beaucoup marché dans Paris entre 1959 et 1964, retrouvant des itinéraires parcourus naguère par les surréalistes, comme il le rapporte dans Les Limbes incandescents, et l’été à la même époque dans les Cévennes où il avait acheté et retapé une vieille ferme ; c’est là que fut écrit Les Lettres de Gourgounel. Dérives le montre parcourant les Pays Bas, Barcelone, Tunis… et notamment la Bretagne dont il ignore alors qu’un jour lointain il viendrait s’y installer. Il a aussi profité de ses voyages en Extrême-Orient et en Extrême-Occident pour faire de longs trajets à pied, comme il le narre dans La Route bleue pour le Québec, Le Visage du vent d’est pour Hong Kong, Taiwan et la Thailande, Les Cygnes sauvages pour le Japon. Un film tourné avec François Reichenbach, Le Chemin du Nord profond, qui reprend et poursuit l’itinéraire interrompu quelques siècles plus tôt par Bashô, le montre cheminant souvent encapuchonné sous la pluie battante. Pourtant on ne peut le considérer comme un bourlingueur, un aventurier en quête de sensations exotiques, animé d’un besoin d’évasion, comme le furent Blaise Cendrars ou Nicolas Bouvier. Ni comme un explorateur de territoire comme John Muir qu’il a fait découvrir en précurseur dans un des Cahiers de Géopoétique. Il n’est pas amoureux exclusif d’une culture comme Jacques Lacarrière ou un George Borrow épris de culture gitane qu’il présente, curieusement, dans L’Esprit nomade à côté de Mathew Arnold. Ni poussé par la curiosité scientifique comme Alexandre de Humboldt. Par ailleurs (« Petit album nomade » dans Pour une littérature voyageuse, Bruxelles, éditions Complexe, 1992) il dit apprécier médiocrement la littérature de voyage qui a succédé à l’exploration introspective par les romanciers. Malgré leur apparente et réelle simplicité de lecture, il est assez difficile d’analyser la nature exacte des livres de voyage chez White. Lui-même a senti le besoin d’un nouveau mot pour les désigner : waybooks. Ce qui est sûr, c’est qu’ils ont plusieurs dimensions (biographique, culturelle, intellectuelle, poétique) et qu’il y est question de l’amplification de l’être et de l’enrichissement de l’esprit au contact des choses et des espaces, des êtres et des cultures. La plupart des auteurs qui motivent White furent de grands marcheurs, à commencer par ceux qu’il élit entre tous, Rimbaud, Nietzsche et Whitman, mais aussi Borrow, Thoreau, Segalen, Breton, et pour l’Orient Bashô, Han Shan, Saraha…. Des auteurs dont les mobiles étaient très différents. Rimbaud par exemple semble obsédé par le besoin de fuir la chierie de la civilisation occidentale sous toutes ses formes ; Segalen quête son moi profond au contact de civilisations exotiques ; Nietzsche pense en marchant : « Parfait état d’inspiré. Tout conçu en chemin au cours de longues marches. Extrême élasticité et plénitude corporelle. » (Cité dans l’essai « Petit Album nomade »). Breton et les surréalistes hantaient certains lieux de Paris qu’ils mythologisaient volontiers. La marche joue un rôle majeur dans les activités des ateliers qui se sont créés dans la mouvance de l’Institut international de Géopoétique fondé par White en 1989. Ainsi l’Atelier du héron (Belgique), Le Centre géopoétique d’Écosse, l’atelier québecois La Traversée réunissent assez régulièrement leurs membres pour des sorties en nature dans des endroits propices à la création poétique (photographie, peinture, poésie ou textes en prose), et aux observations d’ordre scientifique. Le colloque de géopoétique qui s’est tenu à l’université de Genève en mars 2003 avait pour thème « Marche et paysage ». Les actes de ce colloque seront publiés prochainement par les éditions Metropolis de Genève. S’y trouvent deux textes de Kenneth White, « L’expérience du lieu » et « L’art de la marche ». De l’écriture on a souvent dit qu’elle était un voyage. Ceci est encore plus vrai de la géopoétique dans la mesure où White situe l’être dans le devenir, après Lao-tseu et… Henri Lefebvre, qu’il cite dans son Introduction à La Figure du dehors (le titre du volume est déjà une invitation au voyage mental, intellectuel et culturel) : « Il y a une idée nouvelle, la Voie, qui affine la notion de “praxis” et rend concrète les idées de trajet et de parcours. La notion de voie interdit de séparer le style de vie et la méthode de pensée, la présence à soi et la présence au monde. » Michèle Duclos : Vous êtes un grand marcheur, mais vous n’êtes et n’avez jamais été attiré par les sports, collectifs ou individuels ? Kenneth White : Le sport m’indiffère complètement. Si on a pu dire de la religion qu’elle était l’opium du peuple, le sport en constitue le dopage, disons, laïc. On peut très bien imaginer un gouvernement de l’avenir qui aurait un ministère des religions et des sports ayant pour mission la crétinisation totale de la population. Ajoutons à cela le fait que, pendant que l’on prononce de grands discours sur l’olympisme rassembleur des peuples, sur le terrain c’est le déchaînement des passions identitaires. Enfin, passons. J’ai fait du sport forcé quand j’étais écolier en Grande-Bretagne. J’ai même fait partie de l’équipe de football du lycée qui portait les couleurs de l’établissement de ville en ville. Que de samedis après-midi gâchés à shooter un ballon lourd de boue. À la même époque, j’ai joué aussi au tennis (cela peut être amusant, un moment), et au golf, dont on a dit que c’était la meilleure façon de gâcher une bonne promenade. Je n’ai jamais considéré la marche comme un sport. Simplement comme un mouvement naturel, le plus simple moyen de mettre le corps-esprit en branle. Si je dis « simple », je veux dire « qui a lieu en dehors des codes et des contrôles » (j’évite le plus possible outils et machines). Même chose pour la course, c’est-à- dire la marche accélérée. Entre dix et dix-huit ans, je courais chaque soir le long de la côte entre Fairlie et Largs, cinq kilomètres, pour le pur plaisir. Cela m’a donné une bonne base. C’était bien avant la mode du footing et du jogging. M. D. : La marche n’est pas pour vous une simple activité physique. Déjà vous emmenez sur le chemin des douaniers des invités de marque comme Nietzsche (« On a High Ridge between two Seas » dans le n° 6 du Journal of Nietzsche Studies, 1993 ; inédit en français) et Van Gogh sur le chemin des douaniers (Van Gogh et Kenneth White, Éditions Flohic, 1994). K. W. : La marche est, justement, propice à la méditation. Et la méditation peut prendre plusieurs formes. On peut marcher pour se vider l’esprit, c’est la méditation de la vacuité. Mais on peut aussi laisser errer l’esprit. Celui-ci commencera peut-être par « simplement » capter des phénomènes : cette pie sur une branche de bouleau, cette lumière sur les îles… Cela peut donner lieu à ce que j’appelle la promenade- haïku. Et puis le processus peut se complexifier encore. En allant jusqu’à des dialogues avec des compagnons de route qui me sont familiers. C’est en silence que je dialogue le plus volontiers. M. D. : Dans « Ode fragmentée à la Bretagne blanche » (Les Rives du silence) vous écrivez : « Écrire des poèmes ?//plutôt suivre la côte/fragment par fragment » (p. 137). Pourtant vous présentez la poésie comme un yoga tout comme vous pratiquez la marche en tant que « yoga ambulatoire ». Pouvez-vous expliquer ? K. W. : Dans le texte que vous citez, le mot « poème » désigne la poésie telle qu’on la conçoit et la pratique ordinairement : expression d’états d’âme, d’émotions, de fantasmes, de fantaisie, au moyen de deux ou trois petites métaphores mélangées. Sans intérêt, même sur le plan thérapeutique personnel. Dans l’« Ode fragmentée », j’invite à abandonner cette poésie-là, ce contexte-là, et à entrer dans un plus grand espace. Dans ce plus grand espace, on découvre de plus grandes unités. Le yoga, c’est d’abord l’unité du corps-esprit (hatha yoga), ensuite, c’est l’unité du corps-esprit et de l’univers uploads/Litterature/entretien-avec-kenneth-white.pdf

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