Luc Ferry, Apprendre à vivre, Traité de philosophie à l’usage des jeunes généra

Luc Ferry, Apprendre à vivre, Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations, Plon, 2006, pp. 276-292 III. REPENSER LA QUESTION DU SALUT : À QUOI SERT DE GRANDIR ? Je voudrais, pour finir, te proposer trois éléments de réflexion sur la façon dont un humanisme non métaphysique peut aujourd'hui réinvestir l'ancienne problématique de la sagesse : ils concernent l'exigence de la pensée élargie, la sagesse de l'amour et l'expérience du deuil. L'exigence de la pensée élargie La « pensée élargie », d'abord. Cette notion, que j'ai eu l'occasion d'évoquer à la fin du chapitre sur la philosophie moderne, prend une signification nouvelle dans le cadre de la pensée post- nietzschéenne. Elle ne désigne plus simplement, comme chez Kant, une exigence de l'esprit critique, une contrainte argumentative (« se mettre à la place des autres pour mieux comprendre leur point de vue ») mais, bel et bien, une nouvelle façon de répondre à la question du sens de la vie. Je voudrais t'en dire un mot afin de t'indiquer quelques-uns des rapports qu'elle entretient avec la problématique du salut ou, tout au moins, avec ce qui en tient désormais lieu dans la perspective d'un humanisme post-nietzschéen, débarrassé des idoles de la métaphysique. Par opposition à l'esprit «borné », la pensée élargie pourrait se définir, dans un premier temps, comme celle qui parvient à s'arracher à soi pour se «mettre à la place d'autrui », non seulement pour mieux le comprendre, mais aussi pour tenter, en un mouvement de retour à soi, de regarder ses propres jugements du point de vue qui pourrait être celui des autres. C'est là ce qu'exige l'autoréflexion dont nous avons parlé tout à l'heure: pour prendre conscience de soi, il faut bien se situer en quelque façon à distance de soi- même. Là où l'esprit borné reste englué dans sa communauté d'origine au point de juger qu'elle est la seule possible ou, à tout le moins, la seule bonne et légitime, l'esprit élargi parvient, en se plaçant autant qu'il est possible du point de vue d'autrui, à contempler le monde en spectateur intéressé et bienveillant. Acceptant de décentrer sa perspective initiale, de s'arracher au cercle limité de l'égocentrisme, il peut pénétrer les coutumes et les valeurs éloignées des siennes, puis, en revenant en lui-même, prendre conscience de soi d'une manière distanciée, moins dogmatique, et enrichir ainsi ses propres vues. 2 C'est aussi en quoi, j'aimerais que tu le notes au passage et que tu mesures la profondeur des racines intellectuelles de l'humanisme, la notion de «pensée élargie » prolonge celle de «perfectibilité» dont nous avons vu comment Rousseau voyait en elle le propre de l'humain, par opposition à l'animal. Toutes deux supposent, en effet, l'idée de liberté entendue comme la faculté de s'arracher à sa condition particulière pour accéder à plus d'universalité, pour entrer dans une histoire individuelle ou collective - celle de l'éducation d'un côté, de la culture et de la politique de l'autre - au cours de laquelle s'effectue ce que l'on pourrait nommer l'humanisation de l'humain. Or c'est aussi ce processus d'humanisation qui donne tout son sens à la vie et qui, dans l'acception quasi théologique du terme, la «justifie» dans la perspective de l'humanisme. J'aimerais t'expliquer aussi clairement que possible pourquoi. Dans mon livre Qu'est-ce qu'une vie réussie?, j'avais longuement cité un discours prononcé à l'occasion de la remise de son prix Nobel de littérature, en décembre 2001, par le grand écrivain anglo-indien V. S. Naipaul. Il me semblait, en effet, décrire à merveille cette expérience de la pensée élargie et les bienfaits qu'elle peut apporter, non seulement dans l'écriture d'un roman, mais plus profondément dans la conduite d'une vie humaine. Je voudrais y revenir un instant encore avec toi. Dans ce texte, Naipaul raconte son enfance dans l'île de Trinidad et il évoque les limitations inhérentes à cette vie des petites communautés, refermées sur elles- mêmes et repliées sur leurs particularismes, en des termes auxquels j'aimerais que tu réfléchisses : « Nous autres Indiens, immigrés de l'Inde [...] nous menions pour l'essentiel des vies ritualisées et n'étions pas encore capables de l'autoévaluation nécessaire pour commencer à apprendre. [...] À Trinidad, où, nouveaux arrivants, nous formions une communauté désavantagée, cette idée d'exclusion était une sorte de protection qui nous permettait, pour un moment seulement, de vivre à notre manière et selon nos propres règles, de vivre dans notre propre Inde en train de s'effacer. D’où un extraordinaire égocentrisme. Nous regardions vers l'intérieur; nous accomplissions nos journées; le monde extérieur existait dans une sorte d'obscurité; nous ne nous interrogions sur rien...» Et Naipaul explique comment, une fois devenu écrivain, «ces zones de ténèbres» qui l'environnaient enfant - c'est-à-dire tout ce qui était présent plus ou moins sur l'île mais que le repli sur soi empêchait de voir : les aborigènes, le Nouveau Monde, l'Inde, l'univers musulman, l'Afrique, l'Angleterre - sont devenues les sujets de prédilection qui lui permirent, prenant quelque distance, d'écrire un jour un livre sur son île natale. Tu comprends déjà que tout son itinéraire d'homme et d'écrivain -les deux sont ici inséparables a consisté à élargir l'horizon en faisant un gigantesque effort de «décentration », d'arrachement à soi en vue de parvenir à s'approprier les fameuses «zones d'ombre» en question. Puis il ajoute ceci, qui est peut-être l'essentiel : « Mais quand ce livre a été terminé, j'ai eu le sentiment que j'avais tiré tout ce que je pouvais de mon île. J'avais beau réfléchir, aucune autre histoire ne me venait. Le 3 hasard est alors venu à mon secours. Je suis devenu voyageur. J'ai voyagé aux Antilles et j'ai bien mieux compris le mécanisme colonial dont j'avais fait partie. Je suis allé en Inde, la patrie de mes ancêtres, pendant un an ; ce voyage a brisé ma vie en deux. Les livres que j'ai écrits sur ces deux voyages m'ont hissé vers de nouveaux domaines d'émotion, m'ont donné une vision du monde que je n'avais jamais eue, m'ont élargi techniquement.» Point de reniement, ici, ni de renonciation aux particularités d'origine. Seulement une distanciation, un élargissement (et il est tout à fait significatif que Naipaul utilise lui-même le terme) qui permet de les saisir d'une autre perspective, moins immergée, moins égocentrique - par où l'oeuvre de Naipaul, loin d'en rester, comme l'artisanat local, au seul registre du folklore, a pu s'élever jusqu'au rang de la «littérature mondiale». Je veux dire par là qu'elle n'est pas réservée au public des «indigènes » de Trinidad, ni même à celui des anciens colonisés, parce que l'itinéraire qu'elle décrit n'est pas seulement particulier: il possède une signification humaine universelle qui, par-delà la particularité de la trajectoire, peut toucher et faire réfléchir tous les êtres humains. Au plus profond, l'idéal littéraire, mais aussi existentiel, que dessine ici Naipaul signifie qu'il nous faut nous arracher à l'égocentrisme. Nous avons besoin des autres pour nous comprendre nous-mêmes, besoin de leur liberté et, si possible de leur bonheur, pour accomplir notre propre vie. En quoi la considération de la morale fait signe, pour ainsi dire d'elle-même, vers une problématique plus haute : celle du sens. Dans la Bible, connaître veut dire aimer. Pour dire les choses un peu brutalement : quand on dit de quelqu'un « il la connut bibliquement », cela signifie « il a fait l'amour avec elle ». La problématique du sens est une sécularisation de cette équivalence biblique: si connaître et aimer sont une seule et même chose, alors, ce qui par-dessus tout donne un sens à nos vies, tout à la fois une orientation et une signification, c'est bien l'idéal de la pensée élargie. Lui seul, en effet, nous permet, en nous invitant, dans tous les sens du terme, au voyage, en nous exhortant à sortir de nous-mêmes pour mieux nous retrouver - c'est là ce que Hegel nommait l'«expérience» - de mieux connaître et de mieux aimer les autres. À quoi sert de vieillir? À cela et peut-être à rien d'autre. À élargir la vue, apprendre à aimer la singularité des êtres comme celle des oeuvres, et vivre parfois, lorsque cet amour est intense, l'abolissement du temps que nous donne sa présence. En quoi nous parvenons, mais seulement par moments, comme nous y invitaient les Grecs, à nous affranchir de la tyrannie du passé et de l'avenir pour habiter ce présent enfin déculpabilisé et serein dont tu as maintenant compris qu'il était alors comme un «moment d'éternité », comme un instant où la crainte de la mort n'est enfin plus rien pour nous. C'est en ce point que la question du sens et celle du salut se rejoignent. Mais Je ne veux pas en rester là, car ces formules, qui annoncent une pensée, sont encore très insuffisantes pour te la faire comprendre. Il nous faut aller plus loin et tâcher de saisir en quoi il existe bel et bien une « sagesse de l'amour », une vision 4 de l'amour qui permet de saisir pleinement les raisons pour lesquelles il donne seul, du moins dans cette perspective qui est celle de uploads/Litterature/ luc-ferry-apprendre-a-vivre-traite-de-philosophie-a-l-usage 1 .pdf

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