M. Alain Bentolila, Université Paris V « Diversité et intégralité linguistiques

M. Alain Bentolila, Université Paris V « Diversité et intégralité linguistiques » L’histoire, et plus particulièrement l’histoire coloniale, à traité de façon très inégale les différentes langues du monde. Certaines ont ainsi confisqué à leur seul usage les cercles officiels de la communication, chassant du même coup d’autres langues de ces lieux de pouvoir. C’est, par exemple, le cas de l’espagnole qui domine les langues américaines, c’est évidemment le cas du français qui marginalise les langues africaines et les langues créoles et pèse encore aujourd’hui sur l’arable au Maghreb. Tous ces instruments de communication minorés, que l’on nomme dialectes ou patois sont en fait des langues qui ont manqué de chance. Elles partagent avec les langues dominantes les mêmes structures fondamentales et le même potentiel de communication, mais elles ont été longtemps-et sont encore- confinés à un usage de proximité et de connivence. Elles portent dans leur vocabulaire et même dans leurs structures syntaxiques les traces de l’ostracisme qu’elles ont subi. Dans la plupart de nos anciennes colonies, l’indépendance est loin d’avoir établi un semblant d’équilibre entre les langues utilisées ; si j’osais, je dirais qu’elle a rendu la situation linguistique des citoyens de ces nouvelles nations encore plus difficile, et plus improbables encore les chances pour certains d’échapper à un destin d’exclusion et de misère. Les représentants de l’ancienne puissance coloniale et les nouveaux maîtres ont souvent fait assaut de faux-semblants et de démagogie. Les premiers se sont complus dans le faux- semblant d’une francophonie de parade et de sélection sociale ; les seconds ont parfois tenté, par un coup de baguette législative, conférer autoritairement à la langue minorée une dimension nationale qu’elle ne pouvait assumer. Les uns comme les autres ont totalement négligé le sort éducatif et culturel de peuples « coincés » entre une langue maternelle socialement marginalisée et une langue dominante restée inaccessible à beaucoup. Le résultat est aujourd’hui une faillite générale des systèmes éducatifs qui aggravent les inégalités sociales et qui engendrent des taux d’analphabétisme honteux : plus de 60% au Maroc, plus de 70 en Afrique de l’ouest, plus de 90% en Haïti. Alors, me direz-vous, que faire ? Faut-il, au nom du respect des spécificités culturelles et linguistiques, introduire brutalement à l’école des langues qui jusqu’ici ont été cantonnées à un usage de connivence et de familiarité ? Ou bien convient-il, au nom du réalisme et de l’efficacité, d’imposer le français à l’exclusion de tout autre instrument linguistique ? L’exemple de l’introduction du créole dans l’éducation haïtienne est à ce propos éclairant. Me voici à « Kotdéf » (Côtes de Fer », un petit bourg à plus de dix heures de Port au Prince. J’accompagne une équipe d’étudiants haïtiens venus expliquer le sens de la réforme scolaire et convaincre les paysans de la nécessité d’apprendre à lire et à écrire en créole. Un jeune étudiant d’une vingtaine d’années, juché sur une estrade, harangue les membres de la communauté rassemblés sur l’esplanade en terre battue au centre du village. Il leur parle de la langue de leurs ancêtres ; il leur rappelle que c’est dans cette langue qu’ils se sont révoltés et libérés de l’esclavage. Il leur dit sa beauté, sa chaleur, sa musique (il insiste beaucoup sur la musique particulière du créole). IL les exhorte à se rappeler que c’est en créole que la mère parle à son enfant et qu’il est donc juste que ce soit dans cette langue que les enfants d’Haïti apprennent à lire et à écrire. A ses côtés, nous sommes tous transportés par ses fortes paroles. Nous mêlons nos voix à celles des paysans qui répondent en choeur aux questions, toutes rhétoriques, posées par notre ami : « Ki lang Ki bon pou piti-nou ? » (quelle langue est bonne pour nos enfants ?) à quoi l’assemblée répond sur un rythme lent et cadencé « se lang manman-nou, se lang manman- nou » (c’est la langue de nos mères). J’étais « enchanté » (au sens littéral du terme). Persuadé de participer à l’un de ces moments privilégiés où un peuple redresse la tête et s’empare fièrement de son destin linguistique et … social. C’est alors qu’au premier rang se lève une femme. Elle doit avoir quarante ans. Elle en paraît soixante. Cinq enfants de trois à dix ans s’accrochent à la jupe à fleurs qu’elle a revêtue pour recevoir les visiteurs de la capitale. - Dis-moi, dit-elle en s’adressant en créole à l’orateur, toi qui parles si bien, n’es-tu pas Pradel Loficial, le fils du marchant de graines de « Kafoujanpol » (carrefour Jean-Paul) ? - Oui, répond notre ami avec un grand sourire, c’est bien mon père. Toussaint Loficial. - Eh bien, Pradel, je vais te raconter mon histoire. Mon mari est mort l’an dernier. Il ne m’a laissé qu’un « jardin » (champ) pour nourrir mes cinq enfants. C’est du mil que je fais pousser. Je suis allée voir ton père pour avoir des semences. Avant de me les donner, il m’a fait signer un papier. La maladie s’est mise dans les plans et la récolte a été perdue. Alors, il est venu avec le chef de section et ils m’ont dit que la moitié de mon jardin leur appartenait désormais et que c’était écrit sur le papier. Je regarde le visage du jeune home. Il se décompose à vue d’oeil. Illuminé, tout à l’heure par la foi et l’enthousiasme, il est devenu gris et hagard. Un silence lourd de gêne et de tension s’est installé. La femme poursuit : « Et tu sais, Pradel, en quelle langue était écrit ce papier ? Tu le sais ? C’est en français que c’était écrit ; pas dans la langue de ta mère ! Est-ce que tu crois, Pradel, que ton père écrira bientôt ses papiers en créole pour que mes enfants puissent les lire ? Est ce que tu crois ça ? Ainsi parlait cette femme. Sans agressivité particulière, sans réelle indignation. Elle disait simplement l’injustice et l’exploitation. Pour elle, elle les acceptait comme une sorte de fatalité. Mais elle était debout pour demander que ses enfants aient un plus de chances d’y résister. Elle nous rappelait que c’était en français qu’elle avait été spoliée et que le créole, fût-il écrit, ne constituerait pas de sitôt une arme efficace. Elle pensait aussi, sans doute, qu’il était facile aux gens de la capitale de venir vendre « l’école en créole » alors que leurs propres enfants liraient et écriraient de toute façon en français. A l’époque, je n’ai sans doute pas compris la leçon politique qu’elle nous donnait. Mais les paroles de cette femme ont fait leur chemin dans mon esprit. C’est à elle que je dois d’avoir réalisé qu’au-delà des discours souvent démagogiques sur le respect systématique des identités linguistiques et culturelles, l’Ecole devait mettre tout en oeuvre pour distribuer de la façon la plus équitable le pouvoir linguistique : celui qui permet de se défendre contre la tromperie, les mensonges et la propagande. C’est sans doute pourquoi je considère avec perplexité les gesticulations au sujet du statut des langues régionales et avec inquiétude de l’entrée dans l’école. Quelles transformations concrètes peut-on réellement attendre de l’entrée dans l’école du breton, du basque, du corse ou du créole ? L’avenir des élèves en sera-t-il changé ? Pas du tout si une telle décision n’est pas accompagnée par une transformation en profondeur de la communication publique. Une école en langue régionale n’a strictement aucune signification si au dehors les journaux, les tribunaux et l’administration restent les domaines exclusivement réservés à la langue française. Ce serait faire d’une telle école un isolat identitaire, et cela constituerait au mieux une erreur, au pire une tromperie. La situation linguistique ne fait que refléter la situation sociale ; inégalités pour inégalités, injustices pour injustices. Elles sont l’une comme l’autre le résultat d’une longue histoire au cours de laquelle des groupes ont imposé à d’autres un injuste pouvoir. La situation linguistique ne peut changer que si se modifient de façon significative les rapports des forces sociales qui l’animent. En aucun cas un décret ou une charte n’aura le pouvoir d’effacer les inégalités que l’histoire a instaurées entre les langues. C’est bien mal connaître les langues que de croire que l’on peut ainsi décréter leur officialisation du jour au lendemain. Une langue minorée ne peut évoluer qu’au rythme de l’histoire du peuple qui la parle. Elle ne développera de nouvelles formes orales, elle ne déploiera son écriture que si lui sont honnêtement proposés de nouveaux défis de communication. Une langue déteste qu’on lui concède un statut de papier qui ne correspondrait pas à de vrais territoires sociaux, culturels, économiques… qu’on l’invite sincèrement à conquérir. Alors, et alors seulement, elle créera les mots capables de dire ce monde jusque-là confisqué ; alors et alors seulement, elle inventera les tournures et les structures capables de donner à ce monde nouvellement investi un sens qui sera nécessairement différent de celui imposé jusque là par la langue dominante. Si l’on n’est pas capable de transformer en profondeur les structures uploads/Litterature/ m-alain-bentolila-universite-paris-v-diversite-et-integralite-linguistiques.pdf

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