165 Gesnerus 62 (2005) 165–185 Métamorphoses du commentaire Projets éditoriaux
165 Gesnerus 62 (2005) 165–185 Métamorphoses du commentaire Projets éditoriaux et formation du savoir anatomique au XVIe siècle Rafael Mandressi Summary The new anatomical knowledge, which began to come into existence in the first half of the 16th century, generated intellectual and material tools for the acquisition and transmission of knowledge on the basis of a methodological program which reworked the relationship between the written word of the authorities and sensorial observations.The reception and critical evaluation of inherited texts was carried out through the adoption and transformation of modes of writing and editorial devices put into the service of the new relationships to the past history of the discipline in the formation of knowl- edge of the body. The traditional form of commentary and the techniques which are associated with it, initially adopted by Berengario da Carpi and which are then to be found at the base of Andreas Vesalius’ work, played a central role in this sense. Keywords: commentary; medical texts; anatomical knowledge; Berengario da Carpi;Vesalius Résumé Le nouveau savoir anatomique qui se met en place dans la première moitié du XVIe siècle élabore des outils intellectuels et matériels pour l’obtention et la transmission des connaissances sur la base d’un programme méthodo- logique qui réaménage le rapport entre la parole écrite des autorités et les constats sensoriels. La réception et l’évaluation critique des textes hérités se fait à travers l’adoption et la transformation de modes d’écriture et de dispositifs éditoriaux mis au service de cette redéfinition des relations avec Rafael Mandressi, 69, rue d’Avron, F-75020 Paris (debarro@wanadoo.fr). 166 le passé de la discipline dans la formation des connaissances sur le corps. Le genre traditionnel du commentaire et les techniques qui lui sont associées, investis d’abord par Berengario da Carpi et que l’on retrouve ensuite à la base de l’œuvre d’André Vésale, jouent en ce sens un rôle central. Dans ses Observationes anatomicæ (1561), Gabriele Falloppia (1523–1562) glisse, au détour d’une discussion sur les os de l’ouïe, un succinct jugement sur le rôle joué dans l’histoire de l’anatomie par deux de ses pairs, l’un d’une génération antérieure,l’autre son contemporain:Jacopo Berengario da Carpi (v.1460–1530),explique Falloppia,fut le «premier restaurateur» de la science anatomique; André Vésale (1514–1564) la perfectionna par la suite1. Cette évaluation équilibrée des mérites respectifs ne fut pas consacrée par la pos- térité, qui vit en Vésale le fondateur de l’anatomie moderne et fit de la paru- tion de son De humani corporis fabrica en 1543 un événement charnière. D’où, par exemple, la périodisation proposée dans l’Encyclopédie pour l’histoire de l’anatomie: «depuis Galien jusqu’à Vesale» et «depuis Vesale jusqu’à nous»2. D’où, également, la définition historiographique d’une anatomie «pré-vésalienne», regroupant des auteurs et des ouvrages de la première moitié du XVIe siècle, éventuellement estimés en tant qu’avant- coureurs de la rupture de 15433. Si la thèse d’une «révolution vésalienne», telle qu’elle a pu être avancée autrefois4, a été largement remise en question5, la place réservée à l’anato- miste flamand et à son œuvre dans l’historiographie reste néanmoins pré- éminente, ne serait-ce que sur le plan quantitatif. En revanche, on ne dispose que de peu de travaux spécifiquement consacrés à Berengario da Carpi6, à qui échoit souvent le rôle du plus éclairé des précurseurs,celui qui aura donné le meilleur avant-goût du grand soir vésalien. Cette manière de présenter les choses, insatisfaisante à bien des égards, est tributaire du critère qui veut que l’on mesure les contributions des anatomistes du XVIe siècle à l’aune de leur récusation plus ou moins énergique de l’anatomie galénique. Cette question a bénéficié d’un traitement historiographique intensif, dès lors qu’on y a vu 1 Je cite d’après l’édition de 1562, fo 22vo. 2 Tarin 1751, 413. 3 Le terme est employé déjà en 1902 par Nicaise. 4 Notamment par Roth 1892. 5 Thorndike 1941, ch. 23, 498–531; Lind dans: Berengario da Carpi 1959; Rath 1961; Lind 1975. 6 Putti 1937, Lind dans: Berengario da Carpi 1959, French 1985. 167 l’enjeu central,sinon exclusif,de la renaissance anatomique.Or sans négliger son importance, il convient de saisir la mise à l’épreuve et la critique de l’œuvre de Galien en l’inscrivant dans le processus de mise au point des moyens aussi bien matériels qu’intellectuels d’organiser le savoir anatomique à partir de l’appropriation des écrits hérités. Plus particulièrement, je voudrais mettre l’accent sur les modalités selon lesquelles, dans la première moitié du XVIe siècle, les ressources liées aux formes textuelles et à l’imprimé ont pu être mobilisées à ces effets. C’est en ce sens que je m’arrêterai sur la participation de Berengario da Carpi et de Vésale au réaménagement des dispositifs de mise en forme des connais- sances. J’avancerai notamment à ce sujet que si Berengario fait recours au genre du commentaire et l’exploite en fonction des visées qui sont les siennes, Vésale tire partie de procédures analogues pour composer la Fabrica. J’essayerai ainsi de faire apparaître des continuités dans leurs démarches respectives qui ne se présentent plus comme une simple filiation hiérarchisée et qui, du coup, apportent en retour un éclairage plus précis sur l’originalité des solutions que chacun des deux apporte aux problèmes qui leur sont posés par la tâche de réformer leur discipline. Ce qui rapproche l’affaire, en défini- tive, des termes dans lesquels la décrit le mot de Falloppia. Le projet éditorial de Berengario da Carpi Berengario da Carpi, de son vrai nom Jacopo Barigazzi, professeur de chi- rurgie à l’Université de Bologne de 1502 à 1526, commença à publier à une date assez tardive, lorsqu’il avait déjà passé la cinquantaine. Des sept livres parus sous son nom, trois sont originaux: un traité sur les fractures du crâne (De fractura calvæ sive cranei) en 1518, les Commentaria à l’Anothomia de Mondino de’ Liuzzi († 1326) en 1521,et les Isagogæ breves en 1522.Les quatre restants sont des ouvrages médicaux d’autres auteurs dont il assura l’édi- tion – l’Anothomia de Mondino en 1514, des œuvres anatomiques de Galien en 1529 – ou bien qu’il fit tout simplement imprimer – le livre sur l’usage du gaïac dans le traitement de la syphilis (De guaiaci medicina et morbo gallico) d’Ulrich von Hutten (1488–1523) en 1521, et la traduction latine par le médecin florentin Lorenzo Lorenziani des trois livres du De Iudicationibus (De Crisi) de Galien en 1522. Trois de ces sept ouvrages nous intéressent ici au premier chef: l’édition de l’Anothomia de Mondino, les Commentaria et les Isagogæ breves.Aucun des trois n’eut le succès éditorial du De fractura calvæ, qui connut six réédi- tions jusqu’en 1728. Or ce traité chirurgical de quelque deux cents pages 168 in-quarto, dédié au duc d’Urbino Lorenzo de’ Medici, est une sorte de di- gression dans l’œuvre de Berengario.Ce fut à l’instigation de ses étudiants et du dédicataire lui-même, qu’il avait soigné en avril 1517 d’une blessure au crâne, qu’il rédigea rapidement, en un peu plus de deux mois, ce texte qui ne faisait pas partie de son projet éditorial7. Car il s’agit bien d’un projet, dont chacun des trois livres mentionnés est une étape et remplit une fonction précise. Aux yeux de Berengario, le plus important de ses ouvrages,celui par lequel la postérité se souviendrait de son nom,étaient les Commentaria à l’Anothomia de Mondino de’ Liuzzi.Ce livre, sorti des presses bolonaises de Gerolamo Benedetti en mars 1521, avait nécessité plusieurs années de travail;on sait que l’auteur y songeait au moins depuis le temps où il publia le bref traité de Mondino, en 1514, car dans la préface à celui-ci il annonce son intention de faire paraître à l’avenir une somme de toute la matière anatomique – il y fait allusion aussi dans le De fractura8. L’idée des Commentaria était donc surgie au cours de la prépara- tion de l’édition de Mondino; autrement dit, celle-ci répondait au besoin de disposer d’une nouvelle version de ce texte, convenablement châtiée, avant d’en élaborer un commentaire. Lorsque Berengario décida de s’attaquer à l’Anothomia,ce texte avait une longue histoire de près de deux siècles derrière lui. Rédigé par Mondino en 1316 à l’intention de ses élèves, ce bref manuel de dissection avait joui d’une très large diffusion; outre les copies manuscrites qui circulèrent aux XIVe et XVe siècles9, il connut depuis sa première édition imprimée (Pavie, 1478) quarante-sept autres dans une dizaine de villes européennes jusqu’à la deuxième moitié du XVIe siècle.Traduit en italien (1493), en flamand (1529) et en français (1532), il fut utilisé pendant longtemps pour l’enseignement universitaire – la méthode de dissection exposée10 fut en effet observée pendant plus de deux siècles dans les «anatomies» des écoles, à Bologne et ailleurs11. La plupart des éditions de l’Anothomia, que nombre d’étudiants et de maîtres compulsèrent des décennies durant, n’ont pas été des simples ré- 7 J’utilise l’édition du De Fractura de 1535, fo IIIvo. Lorenzo de’ Medici avait été atteint à la tête par un projectile le 28 mars 1517,lors du siège de Mondolfo contre Francesco Maria della Rovere. 8 Berengario da Carpi 1535, fo XXVIvo. 9 Singer 1925 en a recensé vingt-cinq. 10 La dissection d’un cadavre donnait lieu à quatre leçons, respectivement consacrées à chacun des trois «ventres» du uploads/Litterature/ mandressi-r-metamorphoses-du-commentaire-projets-editoriaux-et-formation-du-savoir-anatomique-au-xvi-siecle.pdf
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- Publié le Oct 10, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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