Revue des études byzantines Regards sur l'enfant nouveau-né à Byzance Marie-Hél

Revue des études byzantines Regards sur l'enfant nouveau-né à Byzance Marie-Hélène Congourdeau Résumé REB 51 1993 France p. 161-176 Marie-Hélène Congourdeau, Regards sur l'enfant nouveau-né à Byzance. — L'attitude envers le nouveau-né est un bon révélateur des éléments conscients et inconscients d'une culture. Dans la mentalité byzantine, elle exprime de manière privilégiée le conflit entre les composantes chrétiennes et non-chrétiennes. Une enquête dans des sources diverses (droit, droit canon, hagiographie, érotapokriseis, sources historiques et médicales ...) permet de dégager plusieurs attitudes : accueil et rejet (bréphotrophia, infanticide), protection et méfiance (l'enfant non baptisé, proie favorite des démons). Fragile, menacé, menaçant (la naissance multiple ou monstrueuse, funeste présage), proche du néant dont il vient, et où la plupart retournent rapidement, impur jusqu'à son baptême et cependant image de Dieu, le nouveau-né fascine, inquiète, émeut. Il offre aussi à l'Église byzantine l'occasion d'affirmer la spécificité de son anthropologie et de façonner une pratique différente de celle des civilisations antiques. Citer ce document / Cite this document : Congourdeau Marie-Hélène. Regards sur l'enfant nouveau-né à Byzance. In: Revue des études byzantines, tome 51, 1993. pp. 161-176; doi : https://doi.org/10.3406/rebyz.1993.1875 https://www.persee.fr/doc/rebyz_0766-5598_1993_num_51_1_1875 Fichier pdf généré le 13/04/2018 REGARDS SUR L'ENFANT NOUVEAU-NÉ À BYZANCE * Marie-Hélène CONGOURDEAU L'attitude envers le nouveau-né dévoile les éléments inconscients d'une culture. Dans la mentalité byzantine, elle exprime le conflit entre les composantes chrétiennes et non chrétiennes. Fragile, menacé, menaçant, proche du néant dont il vient et où la plupart retournent rapidement, impur jusqu'à son baptême et cependant image de Dieu, le nouveau-né fascine, inquiète, émeut. Il offre aussi à l'Église byzantine l'occasion d'affirmer son anthropologie spécifique et de façonner une pratique différente. I. Des réalités tragiquement têtues La naissance fut longtemps une épreuve à haut risque. Les Byzantins durent affronter la tragique réalité : mortalité des bébés et des femmes en couches, enfants malformés ou non viables, rejet de l'enfant importun. A) Quand la vie à la mort se marie Le nouveau-né est un être fragile dont la vie toute neuve risque à tout moment de lui être arrachée. De nombreux textes, d'histoire ou de fiction, témoignent de cette peur : Michel Psellos rapporte qu'« autrefois, les rois de Perse ne voyaient pas tout de suite les enfants nouveau-nés, et ils ne prenaient pas tout de suite dans leurs bras les fruits de leurs entrailles (parce qu')ils craignaient pour les nourrissons, qu'ils trouvaient trop fragiles, (...) que la mort ne les * Cet article est la version développée d'une communication faite au X VII IfJ Congrès international de? Études byzantines (Université M. V. Lomonosov. Moscou. 8-15 août 1991). Revue des Études Byzantines 51, 1993. p. 161-176. 162 MARIE-HÉLÈNE CONGOURDEAU enlève»1. L'empereur Andronic II, ayant perdu trois enfants avant leur naissance, craignait pour la vie de sa fille nouveau-née et recourut, pour sa sauvegarde, à un rituel recommandé par une matrone «pour la survie des nouveau-nés»2. L'accouchement difficile est un topos de la littérature hagiographique, et l'enfant mort-né, non viable (alrophos) ou mort prématurément (aôros), occupe tous les étages de la pensée byzantine, des traités sur la providence divine3 aux recueils d'horoscopes4 en passant par les Vies de saints5, sans parler des terreurs inspirées par les divers visages de la démone Gillô, tueuse de nouveau-nés6. La mort de la mère en couches n'est pas moins redoutée. Tel fut le sort de la sœur de Psellos 7. Et les textes hagiographiques abondent en récits d'accouchements pathologiques où la vie de la mère et de l'enfant sont en jeu : parfois la mère du saint meurt8 ou manque de 1. Michel Psellos, Lettre 157 à Y épi ton kriséôn, éd. Sathas, MB, V, p. 409; trad. fr. A. Leroy-Molinghen, La descendance adoptive de Psellos, Byz., 39, 1969, p. 302. 2. Pachymère, II, III, 32, Bonn II, p. 276-277 : on dresse les icônes des douze apôtres, avec douze cierges allumés d'égale longueur, et l'on psalmodie jusqu'à extinction des cierges; l'enfant reçoit le nom de l'apôtre dont le cierge s'éteint en dernier. C'est ainsi que la fille d'Andronic fut prénommée Simonis, du nom de l'apôtre Simon- Pierre. 3. Cf. Diodore de Tarse, Fragment 69 sur l'Octateuque, éd. J. Deconninck, p. 143; cf. aussi J. Devreesse, Les anciens commentateurs grecs de l'Octateuque et des Bois (Fragments tirés des chaînes), Vatican 1959, p. 162. — Anastase le Sinaïte, Érotapokriseis, qu. 88, PG 89, 716. — Michel Glykas, Aporiai, c. 37, éd. Eustratiadès, I, p. 422 s. 4. Cf. G. Dagron, Le fils de Léon Ier, témoignages concordants de l'hagiographie et de l'astrologie, An. Boll. 100, 1980, p. 273-274. Les manuels d'astrologie évoquent les questions qui peuvent être posées aux astrologues. Plusieurs de ces questions concernent la viabilité du nouveau-né : cf. par exemple Paris. Supp. Gr. 1148 (16e s.), f. 166-170; Laur. Plut. 28, 33 (16e s.), f. 57 : «savoir si le nouveau-né ne vivra pas» (=CCAG, I, cod. 11). 5. La Vie de Melanie (éd. D. Gorce, SC 90) comporte les deux drames : le second enfant de Melanie, né prématurément — aôros — ne survit pas à son baptême (c. 5); Melanie, par ses prières, obtient l'expulsion d'un enfant mort du sein de sa mère (c. 61). 6. Cf. la monographie d'Irène Sorlin, Striges et Géloudes. Histoire d'une croyance et d'une tradition, TM 11, 1991, p. 411-436. On trouve aussi mention d'esprits mauvais qui tuent les enfants en bas âge dans la Vie de saint Syméon Stylite le Jeune, éd. Van den Ven, 1962, par. 139 et 231. A propos de la démone Gillo, cf. également le cod. Athen. Bibl. Soc. Hist. 210 du 18(> s. (= CCAG, X, cod. 25), f. 64V : «Phylactère pour les petits enfants, à propos de Gelo», et f. 86V : «Phylactère contre l'impure Gelo», etc. 7. Psellos, Éloge, funèbre de sa mère, éd. Sathas, V, p. 27-28. 8. Cf. le Martyre de Théodore Tiron par Nicéphore Ouranos, éd. F. Halkin, An. Boll. 80, 1962, p. 314. REGARDS SUR L'ENFANT NOUVEAU-NÉ À RYZANCE 163 mourir9 en couches. Le plus souvent, le saint opère un miracle en provoquant l'heureuse issue d'un accouchement long et périlleux10. Significatif est le cas de l'enfant qui entraîne sa mère dans la mort : ainsi périt l'impératrice Eudoxie, en tentant d'expulser par la magie le petit corps qui se décomposait en elle depuis quatre jours11. Le nouveau-né est alors non seulement menacé mais menaçant, puisqu'il peut entraîner sa mère avec lui dans la mort. Or la vie de la mère est toujours prioritaire, comme en témoigne le recours des médecins à l'embryotomie dans les cas désespérés12. B) Quand l'enfant est difforme Lorsque l'enfant naît vivant mais mal formé, la pratique constante dans l'Antiquité est de ne pas le laisser vivre. De Sparte à Rome en passant par la République de Platon, on étouffe, noie ou expose sur les chemins les enfants non conformes. A côté de cette «euthanasie» active (pour employer un euphémisme anachronique), une «euthanasie» passive est la règle générale : le médecin Soranos d'Éphèse, prince des accoucheurs, l'expose sereinement dans son manuel destiné aux sages-femmes : «(La puériculture) recherche quels sont ceux des nouveau-nés qui valent la peine qu'on les élève»13. La sage-femme doit «se rendre compte si l'enfant vaut la peine qu'on l'élève», c'est-à-dire qu'on le nourrisse (anatrophè)14. Avec le temps cependant, les médecins cherchent à maintenir en vie des enfants atteints de malformations légères ou curables15. 9. Cf. Théodoret de Cyr, Histoire Philothée IX, 14. Il s'agit de la propre mère de Théodoret. Cf. également la Vie de Théophano de Thessalonique, éd. E. Kurtz, Zwei griechische Texte über die Hl. Theophano. die Gemahlin Kaiser Leo VI, p. 2. 10. Vie d'Ignace de (Jonstantinople par Nicétas de Paphlagonie, PG 105, 488 s. ; Vie de Porphyre de Gaza par Marc le Diacre, c. 28, éd. H. Grégoire et M. -A. Kugener, Paris 1930 : ces deux saints évitent, par leur intervention, l'embryotomie projetée par les médecins. Vie de Marcel l'Acémète, c. 21. éd. G. Dagron, An. Boll. 86, 1968, p. 287-321 ; Vie de Syméon Salos par Léontios de Néapolis : exceptionnellement, l'accouchement laborieux est présenté ici comme un châtiment. 11. Kédrènos, Historiarurn Compendium I, 585s.; lie anonyme de Jean Chryso- stome, An. Boll. 94, 1976, p. 353 : les fragments de ces deux sources qui relatent la mort de l'impératrice Eudoxie sont analysés par W. Fink, 'Geburtshilfe in Byzanz'. Zwei Beispiele aus dem frühen 5. Jahrhundert, JOB 36. 1986, p. 33-37. 12. Pour l'embryotomie, outre les textes cités note 9, cf. Celse, VII, 29, 4 : on soulignera que la description très détaillée de cette opération ne concerne, chez ce médecin, que l'extraction d'un fœtus mort dans le sein; Soranos, IV, 3, 1 ; Tertullien, Dean. 25, 5; Macaire, Horn. 43. PG 34. 776. 13. Soranos, Des maladies des femmes II, 4. éd. D. Gourevitch, 1990, II, p. 16. 14. Idem, II. 5; Γ). Gourevitch, II, p. 16-17. La note 99 (p. 85) se rapportant à ce passage énumère, d'après la littérature médicale antique, les cas où le nouveau-né ne sera pas nourri. 15. Ibidem, note 99. 164 MARIE-HÉLÈNE uploads/Litterature/ regards-sur-l-x27-enfant-nouveau-ne-a-byzance 1 .pdf

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