Marcel Proust dans « la chambre claire » Marty, Éric, 1955- L'Esprit Cré
Marcel Proust dans « la chambre claire » Marty, Éric, 1955- L'Esprit Créateur, Volume 46, Number 4, Winter 2006, pp. 125-133 (Article) Published by The Johns Hopkins University Press DOI: 10.1353/esp.2007.0009 For additional information about this article Access Provided by Universidad Nacional de Colombia at 09/25/12 3:32AM GMT http://muse.jhu.edu/journals/esp/summary/v046/46.4marty.html Marcel Proust dans « la chambre claire » Éric Marty I L Y A UNE OMNIPRÉSENCE DE PROUST dans l’œuvre de Barthes, mais cette omniprésence est bien particulière. Si elle infuse l’écriture en profondeur, si elle est tapie dans la plupart de ses recoins—les plus sombres comme les plus éclairés—, elle n’a jamais pris la forme massive et frontale qu’on aurait pu espérer de la familiarité intime de Barthes avec Proust. Cette familiarité qui lui faisait écrire dans Le Plaisir du texte : « Proust, c’est ce qui me vient, ce n’est pas ce que j’appelle »1. Dans un entretien de 1974, il en précise très clairement les contours en identifiant La Recherche du temps perdu au texte biblique, référence qu’il faut lire bien entendu à l’intérieur de la généalogie protestante de Roland Barthes : Proust, c’est un système complet de lecture du monde. Cela veut dire que, si nous admettons tant soit peu ce système, ne serait-ce que parce qu’il nous séduit, il n’y a pas, dans notre vie quotidienne, d’incident, de rencontre, de trait, de situation, qui n’ait sa référence dans Proust : Proust peut être ma mémoire, ma culture, mon langage ; je puis à tout instant rappeler Proust, comme le faisait la grand-mère du narrateur avec Mme de Sévigné. Le plaisir de lire Proust—ou plutôt de le relire— tient donc, le sacré et le respect en moins, d’une consultation biblique2. L’œuvre de Proust n’aura donc jamais été l’occasion d’une exégèse de grande ampleur. Les textes critiques se limitent à quelques articles très timides : « Une idée de recherche » (1971), « Proust et les noms » (1972), « Ça prend » (1979), auxquels on peut ajouter une conférence, « Longtemps je me suis couché de bonne heure » (1978), et une séance de séminaire du Collège de France consacrée aux figures constitutives du discours de Charlus3 (1977) : Barthes n’a consacré ni un livre, ni même un article de fond, ni la totalité d’un cours ou d’une recherche à ce qui s’est pourtant donné à lui sous la forme d’un texte canonique et aimé. Ce qui frappe d’ailleurs, c’est, outre la date tardive du premier texte con- sacré à La Recherche du temps perdu (1971), le caractère très oblique et par- tiel des sujets traités (l’œuvre n’est jamais prise de face), et aussi l’extrême discrétion des supports éditoriaux qui caractérise la publication de ces textes4. Rien qui puisse attester le projet d’une lecture globale de l’œuvre ou d’un désir d’en élucider le propos. De simples esquisses donc, des notes ou notules, des commentaires qui restent sans suite. Il serait aisé de justifier le paradoxe en le renversant en nécessité logique. Ce n’est pas seulement parce qu’on échoue toujours à parler de ce qu’on aime, © L’Esprit Créateur, Vol. 46, No. 4 (2006), pp. 125–133 selon la formule qu’il applique à Stendhal dans l’un des derniers textes qu’il ait écrits ; mais on pourrait dire qu’au fond si Proust n’est nulle part, c’est qu’il est partout. Et, en effet, Proust est partout dans cette œuvre. Il est là avant même que Barthes ne devînt Barthes, dès 1943, dans un article sur les problèmes du roman paru dans la revue Existences du sanatorium de Saint-Hilaire-du- Touvet où il séjourne alors en raison de sa tuberculose5. Et, lorsqu’on suit, année après année, l’index des noms cités des Œuvres complètes, on note une constance significative, une très régulière présence de Proust qui atteste que l’intimité réelle revendiquée par Barthes avec son œuvre n’est pas feinte. Pourtant, il ne faut sans doute pas se satisfaire d’une telle explication. L’absence peut être un signe plus fort, plus profond, plus trouble qu’une présence, et, à vrai dire, il y a sans doute plus de matière à s’interroger sur cette absence de Proust que, par exemple, sur la présence, tout à fait légitime mais sans grande surprise, d’Alain Robbe-Grillet dans les années soixante dans les textes critiques. N’est-ce pas d’ailleurs à propos de ce dernier que Barthes, cédant à une sorte d’attraction militante pour l’idée de progrès en littérature, définit les expérimentations du Nouveau roman comme dépassement de « l’expérience proustienne », et caractérise Proust comme « une étape » dans l’échelle du Moderne ? Il oppose l’intériorité proustienne à la « blancheur » de l’écriture de Robbe-Grillet ou bien voit dans l’écriture faite d’un « seul point de vue » de ce dernier une rigueur qui va au-delà de l’écriture proustienne elle- même désignée comme celle d’une voix englobant plusieurs consciences6. À une tout autre époque et d’un tout autre point de vue, Barthes, en 1976, donne un sens très profond, et donc une explication rétrospective, à cette discrétion critique sur l’œuvre de Proust en justifiant ainsi son relatif silence : « La lecture de Proust, de Blanchot, de Kafka, d’Artaud ne m’a pas donné envie d’écrire sur ces auteurs (ni même, j’ajoute comme eux), mais d’écrire7 ». S’il ne faut sans doute pas tout à fait prendre pour argent comptant cette déclaration concernant Artaud que Barthes n’a guère lu qu’au travers du filtre des lectures d’amis ou d’élèves, le propos est sans aucun doute décisif con- cernant Proust. Reprenant le vocabulaire structural, on pourrait dire alors que Proust, plutôt que de susciter le métalangage, comme Flaubert, Racine ou Sade, offre à Barthes l’écriture sous sa forme absolue et intransitive : écrire et non « écrire sur ». On comprend alors qu’en effet les lectures de Proust demeurent des lectures silencieuses dont les fruits sont comme le grain de blé évangélique : destinés à mourir pour mieux renaître sous une autre apparence, une autre identité, une autre forme. 126 WINTER 2006 L’ESPRIT CRÉATEUR Il faut, tout de suite, se saisir de cette distinction capitale opérée par Barthes entre Proust et les auteurs objets d’exégèse, pour éclairer ce qui a pu paraître une contradiction saillante et jamais véritablement levée dans le struc- turalisme de Barthes : le fait qu’en 1966, au moment même où il est le plus impliqué dans la démarche structurale, au moment où il guerroie contre Ray- mond Picard et la Sorbonne et critique violemment le recours à la figure de ‘l’auteur’ dont il va sous peu proclamer la mort, au moment où il rédige avec son « Introduction à l’analyse structurale des récits » un manuel radicalement opposé à toute prise en compte de la personne de l’écrivain8, il écrit un texte très important, malgré sa minceur, intitulé, dans une allusion transparente à Plutarque, « Les Vies parallèles », où il fait l’éloge, sans aucune réticence, de la biographie de Proust de George Painter9. Certes, dans cet article, Barthes ne rend nullement les armes, et il ne lit pas cette biographie en contredisant totalement les principes sur lesquels il s’appuie par ailleurs pour mener la polémique contre la vision traditionnelle des liens entre œuvre et auteur. Il renverse en effet très explicitement les choses en expliquant qu’avec Proust, nous ne retrouvons nullement dans l’œuvre l’influence et les effets d’une vie, mais qu’au contraire c’est l’œuvre de Proust que nous retrouvons dans sa vie : bref, la vie n’est pas l’explica- tion de l’œuvre, c’est l’œuvre qui explique la vie. La prédominance de l’écriture est ainsi sauvegardée. Mais, il n’empêche : une brèche est ouverte et quelles que soient les justifications paradoxales (ou non) que propose Barthes, la question de la ‘vie de l’écrivain’, malgré son bannisse- ment méthodologique hors du champ de la théorie, demeure et persiste au moins fragmentairement, et cela précisément grâce à Proust, grâce peut- être à lui seul. Proust, donc, à défaut de devenir un ‘objet textuel’ au même titre que Flaubert ou James Bond, laisse ouvert un problème (ou plutôt le laisse entier) : celui de l’existence de l’auteur. Problème que Barthes ne reprendra que quelques années plus tard à partir de son Sade, Fourrier, Loyola, puis plus explicitement encore avec Le Plaisir du texte où sera proclamé, cette fois-ci au plein jour, le retour amical de l’auteur. La question biographique, ainsi repensée et réévaluée, sera bien sûr redéployée sur de nombreux plans, notamment avec le Roland Barthes par Roland Barthes, mais, il faut noter que Proust aura donc été le témoin isolé et exceptionnel de la validité de ce thème dans la période antérieure, et, à ce titre, un témoin anticipateur du virage poststructuraliste pris dans les années 70. C’est ce statut qui, bien sûr, est précieux pour mieux comprendre encore la place d’exception dont Proust jouit jusqu’au bout puisque, à l’occasion de VOL. 46, NO. 4 127 ÉRIC MARTY son dernier séminaire du Collège de France, jamais donné, de 1980, et qui devait porter sur la question photographique chez Proust, il emploie une notion tout à fait impertinente aux yeux de la modernité uploads/Litterature/ marcel-proust-dans-la-chambre-claire 1 .pdf
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