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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : info@erudit.org Article « Henri Meschonnic aux États-Unis ? Un cas de non-traduction » Pier-Pascale Boulanger TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 25, n° 2, 2012, p. 235-256. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/1018810ar DOI: 10.7202/1018810ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/ Document téléchargé le 14 juin 2016 11:32 235 La traduction à l’épreuve de l’écriture / At the Crossroads of Translating and Writing Henri Meschonnic aux États-Unis? Un cas de non-traduction Pier-Pascale Boulanger Introduction À contre-pied des travaux menés en traductologie sous le thème « l’Orient à la rencontre de l’Occident », nous avons choisi de mettre en avant un cas éloquent où l’Occident et l’Occident manquent de se rencontrer. Nous entendons là le cas curieux du non-passage des textes d’Henri Meschonnic de la France vers les États-Unis. La non-traduction de l’œuvre de Meschonnic se présente comme un cas dès qu’on l’inscrit dans deux contextes. Le premier se rapporte à la traductologie, notamment lorsqu’on considère la circulation de ses travaux par rapport à ceux de l’autre penseur de la poétique du traduire, Antoine Berman, dont les essais L’épreuve de l’étranger et Pour une critique des traductions ont été traduits en anglais1. Le deuxième contexte est celui des années 1970 et 1980, marquées par l’effervescence de nombreux projets entrepris aux États-Unis visant à traduire les travaux de toute une cohorte d’intellectuels français. Constatant la vague d’importation des écrits de Jacques Derrida, de Roland Barthes, de Michel Foucault, de Gilles Deleuze, de Julia Kristeva et de tant d’autres penseurs qui ont été traduits et reçus sous l’étiquette américaine 1 Le premier par Stefan Heyvaert, sous le titre The Experience of the Foreign, paru en 1992; l’autre par Françoise Massardier-Kenney, sous le titre Toward a Translation Criticism, paru en 2009. 236 TTR XXV 2 Pier-Pascale Boulanger de la French Theory (Lotringer, 2001), nous nous demandons pourquoi les écrits de Meschonnic ont été laissés pour compte. Certains mettront en cause la justesse du rapprochement que nous établissons d’emblée entre les travaux de poétique de Meschonnic, de surcroît poète et traducteur de la Bible, et ceux des théoriciens français susmentionnés. D’autres affirmeront que les écrits de Meschonnic n’avaient pas la même portée que ceux de Derrida. Or, un texte n’a aucune portée en lui-même; le texte n’existe que parce qu’il est lu et, conséquemment, n’a de portée qu’entre les mains de celui qui veut le recevoir (et le transmettre). Rappelons aussi que Meschonnic était lié à ses contemporains par sa réflexion fondamentalement critique de l’héritage métaphysique de la pensée occidentale, notamment par sa critique du schéma binaire du signe. L’essai Pour la poétique, paru en 1970, est né précisément dans le brassage des grands thèmes de la fin des années 1960 en France, à savoir le rôle de l’idéologie, la centration sur l’œuvre, la naissance du sujet et la prééminence des formes (Chevalier, 2000, p. 266). Considérations méthodologiques Avant de cerner les obstacles à la traduction, posons d’abord la question toute simple : qu’est-ce qui pousse une traduction à se faire? 1) Est-ce seulement par l’amplification et le rayonnement des travaux d’un penseur dans son champ de production initial que ceux-ci finissent par provoquer leur traduction vers un champ d’accueil? Pour le dire autrement, faut-il qu’une œuvre fasse autorité à domicile avant de pouvoir gagner l’attention d’un traducteur et « passer » à l’étranger? Le parcours de Derrida suffirait à invalider cette prémisse, puisque sa renommée lui sera en grande partie acquise aux États-Unis dans la foulée de son allocution en 1966 au colloque international de la Johns Hopkins University, « The Languages of Criticism and the Sciences of Man », que bon nombre considéreront comme l’« événement » du poststructuralisme. Les essais2 qui feront émerger Derrida en 2 La voix et le phénomène, De la grammatologie et L’écriture et la différence. 237 La traduction à l’épreuve de l’écriture / At the Crossroads of Translating and Writing Henri Meschonnic aux États-Unis? Un cas de non-traduction France paraîtront en 1967, c’est-à-dire concomitamment avec son arrivée aux États-Unis. 2) Est-ce que les liens interpersonnels fondés sur les affinités humaines qu’un penseur établit dans le champ d’accueil motivent certains alliés à entreprendre la traduction de ses écrits? Cette question peut trouver des réponses diamétralement opposées selon le cas à l’étude. Derrida s’impose à titre d’exemple par les liens de collaboration qu’il a su établir à l’Université Yale et à la University of California Irvine, où il a été invité à enseigner bon nombre de fois. De la même manière, Julia Kristeva a formé de précieuses alliances avec ses futures traductrices aux Universités Columbia et Yale, où elle a passé plusieurs trimestres à titre de professeure invitée (Penrod, 1993, p. 43). On sait que ces deux auteurs ont été amplement traduits. Or, le facteur interpersonnel n’agit pas toujours comme un moteur de traduction, tel que le révèle l’enquête de Georges Bastin, qui a mesuré l’impact d’Antoine Berman en Amérique latine. Si « l’homme [Berman] a laissé une empreinte indélébile par sa grande qualité » (Bastin, 2001, p. 182), en contrepartie, la plupart des informateurs sondés ont affirmé qu’il demeurait inconnu dans leur pays. Cette situation s’expliquait, d’une part, par le fait que le monde de la traduction latino-américaine, davantage axé sur la pratique, n’était pas tourné vers le discours théorique sur la traduction et que les rares programmes d’études supérieures en traduction étaient jeunes et toujours sous la tutelle de la linguistique (Bastin, 2001, pp. 190-191). D’autre part, la poétique du décentrement qui fonde les thèses de Berman, s’inscrivait en faux contre la tradition assimilatrice et adaptatrice de la traduction en Amérique latine et a déplu (Bastin, 2001, p. 191). La contradiction des réponses obtenues lorsque la décision de traduire est étudiée sous l’optique des liens interpersonnels ainsi que la conclusion nette de Bastin nous amènent à formuler une autre question. 3) Est-ce l’utilité projetée du produit intellectuel qui motive l’importation de celui-ci? Bien qu’il faille éviter de lire la réalité à travers le prisme déformant du manichéisme et de prêter des intentions aux divers agents de traduction, la question de la « politique du choix » (Penrod, 1993, p. 44) demeure incontournable. Dans l’économie bien concrète de la production 238 TTR XXV 2 Pier-Pascale Boulanger intellectuelle, l’importation du savoir est toujours intéressée, rappelle Pierre Bourdieu (2002, p. 5). Il s’agit donc de s’en remettre à une sociologie de la traduction, mais sans poser les incitations à l’importation d’idées en termes de gain en capital symbolique pour les professeurs-chercheurs, tel que le cadre d’analyse de Bourdieu permettrait de l’avancer. Ainsi, la notion d’« intérêt » est à comprendre comme ce qui importe à quelqu’un et le motive à agir, et non dans le sens moral d’un attachement égoïste à ce qui est avantageux pour soi sans égard pour autrui. Pour comprendre les raisons de la non-traduction de Meschonnic vers l’anglais, nous examinerons la question de l’intérêt qui a motivé la décision de traduire les textes de deux de ses contemporains: Antoine Berman en traductologie et Jacques Derrida dans le contexte de la French Theory. Sans procéder ici à une enquête poussée qu’exigerait une « étude de terrain » attachée à élucider le qui, le quoi, le quand, le où et le pourquoi, nous présenterons certaines pistes qui mènent à une explication partielle de la non-traduction de Meschonnic. Dans le cadre de cet article, nous entendons par « non- traduction » le fait qu’aucun des livres de Meschonnic n’a été traduit vers l’anglais de son vivant malgré la trentaine d’essais à son actif et la grande cohérence qui les relie. Effectivement, en 1970, Meschonnic publie son premier essai et maintient jusqu’en 2009 une cadence d’écriture qui ne l’empêchera pas de publier des recueils de poèmes et ses traductions de la Bible. S’il n’est pas complètement absent de la sphère universitaire anglophone, sa présence ténue ne tient qu’à quelques publications éparses diffusées d’une part en littérature comparée et, d’autre part, en traductologie. Voici, à titre indicatif, une recension d’articles et d’extraits de ses essais traduits dans des périodiques : « Translating Biblical Rhythm » (Modern Language Studies, 1985), « Rhyme and Life » (Critical Inquiry, 1988) et « Poetics and Politics: A Round Table » (New Literary History, 1988), traduits par Gabriella Bedetti, et quelque 35 pages de l’essai Modernité modernité également traduites par cette dernière, mais en collaboration avec Alice Otis (New Literary History, 1992). Il semble que Meschonnic avait trouvé une lectrice convaincue et motivée en la personne de Gabriella Bedetti, qui uploads/Litterature/ meschonninc-pdf.pdf

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