Remarques sur la « modernité » baudelairienne À Pierre Arnoux et Evelyne Boulon

Remarques sur la « modernité » baudelairienne À Pierre Arnoux et Evelyne Boulongne. L’année 1857 fut décisive dans l’histoire littéraire du XIXe siècle français et, par-delà, pour celle de notre XXe siècle. […] [Flaubert et Baudelaire] réalisent en effet […] une sorte de coup de force esthétique par lequel ils “ achèvent ” l’âge de la tradition, que leur livre vient clore, en même temps qu’ils inaugurent, chacun à leur manière, l’ère de la modernité. Sans rien retirer au génie de Flaubert sans lequel le roman moderne, de Proust aux nouveaux romanciers, n’aurait pas été ce qu’il est, il nous paraît que chez Baudelaire l’initiation à la modernité se fait avec une intelligence critique encore plus aiguë. C’est par ces phrases que Dominique Rincé introduit le volume consacré à Baudelaire de la collection « Que sais-je ? » des Presses Universitaires de France1. On pourrait citer des formulations analogues dans bon nombre de monographies sur Baudelaire ou dans des ouvrages généraux sur la littérature française du XIXe siècle. Aux yeux de la postérité, Baudelaire demeure donc le premier poète de la modernité, et il est fort peu probable que ce jugement soit révisé un jour. Cependant, comme la réflexion critique et esthétique a accompagné (et même précédé) son œuvre poétique – « tous les grands poètes deviennent naturellement, fatalement, critiques. […] il est impossible qu’un poète ne contienne pas un critique », lit-on dans son essai sur Richard Wagner2 –, et surtout parce que le mot « modernité » revient plusieurs fois sous la plume de l’auteur du Peintre de la vie moderne, la tentation a été grande de faire aussi de Baudelaire le premier théoricien de la modernité poétique.3 Je me propose de montrer ici que Baudelaire a été beaucoup moins un théoricien qu’un praticien de la « modernité », au sens où l’entend la postérité, qui projette pour ainsi dire rétroactivement sa notion de modernité sur un terme que Baudelaire a employé dans un sens à mon avis différent. Remarquons à ce propos que, s’il est vrai que Baudelaire a pu avoir la certitude d’apporter, avec Les Fleurs du mal, quelque chose de singulier, quelque chose de vraiment nouveau dans le domaine de la poésie, sa correspondance et ses notes ne révèlent point qu’il ait eu le sentiment d’y introduire quelque chose de « radicalement » nouveau, pas plus qu’il n’ait eu conscience d’accomplir une rupture. Quant au Spleen de Paris, on peut certes voir de la prudence, de la modestie ou une recherche de caution dans sa prétendue intention d’imiter Aloysius Bertrand, mais il ne pense pas que ses petits poèmes en prose marquent, selon l’expression de Georges Blin, « un commencement absolu »4 : « Je suis assez content de mon Spleen. En somme, c’est encore Les Fleurs du mal, mais avec beaucoup plus de liberté, et de 1 Baudelaire et la modernité poétique, 1984. 2 BAUDELAIRE, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1975-1976, 2 vol., II, p. 793. Je cite désormais cette édition en indiquant, dans le texte et les notes, le tome et la page. 3 Voir par exemple FROIDEVAUX, Gérard, Baudelaire. Représentation et modernité, Librairie José Corti, 1989, p. 10 et pp. 29-32. 4 BLIN, Georges, Le Sadisme de Baudelaire, Librairie José Corti, 1948, p. 143. Revue d’Études Françaises ¾ No 8 (2003) détail, et de raillerie », écrit-il à Jules Troubat le 19 février 18665. Sans doute, il aurait été agréablement surpris si par quelque révélation magique il avait pu apprendre qu’une centaine d’années plus tard certains parleront même de « deux révolutions baudelairiennes »6, et que des monographies portant des titres comme De Baudelaire au surréalisme ou La Poésie depuis Baudelaire orneront des milliers d’étagères. Notons ici, en marge de cet exposé mais en conformité avec le thème général du présent colloque, que chaque fois que Baudelaire se pose explicitement comme imitateur, il rate son but : heureusement, dirions-nous, car les poèmes du Spleen de Paris sont évidemment d’une tout autre portée littéraire que Gaspard de la Nuit, tandis que le projet d’essayer « d’imiter [l]a manière » de Victor Hugo a abouti à deux poèmes des plus magnifiques – et en réalité très peu hugoliens – des Tableaux parisiens, et au dépassement des « limites assignées à la Poésie » (CI/583). « Les poètes immatures imitent ; les poètes mûrs volent ; les mauvais poètes dégradent ce qu’ils prennent, tandis que les bons poètes en font quelque chose de meilleur, ou au moins quelque chose de différent »7 : il paraît que cette remarque de T. S. Eliot s’applique parfaitement à Baudelaire, plagiaire génial qui a su transmuer les matériaux empruntés à d’autres en des créations très supérieures aux originaux. Je me bornerai ici à citer l’étrange amalgame du « Guignon », dont les tercets sont en réalité la traduction d’une strophe du poète anglais Thomas Gray, tandis que les quatrains, à l’exception des deux premiers vers, sont nés d’une adaptation plus ou moins libre d’une strophe de Longfellow8. C’était un article anonyme paru en 1849 dans le Southern Literary Messenger de Richmond qui constitue, en traduction presque littérale, l’essentiel de la première grande étude consacrée à Edgar Poe en 1852, date à laquelle Baudelaire ne connaissait ni les poèmes (dont Le Corbeau qu’il prétend analyser pour ses lecteurs), ni les Aventures d’Arthur Gordon Pym, ni même La Genèse d’un poème (The Philosophy of Composition) de son « frère d’élection » américain – dont il omettra de traduire The Poetic Principle pour la simple raison qu’il en a incorporé sans guillemets d’amples passages dans ses Notes nouvelles sur Edgar Poe. Remarquons cependant que Baudelaire reconnaît déjà pour ainsi dire à l’avance, dans La Fanfarlo écrite en 1849, toutes ses futures « dettes » secrètes et invoque, pour se disculper, un motif que la postérité n’aura pas manqué d’admettre : Un des travers les plus naturels de Samuel était de se considérer comme l’égal de ceux qu’il avait su admirer ; après une lecture passionnée d’un beau livre, sa conclusion involontaire était : voilà qui est assez beau pour être de moi ! – et de là à penser : c’est donc de moi, – il n’y a que 5 BAUDELAIRE, Correspondance, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois avec la collaboration de Jean Ziegler, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, 2 vol., t. II, p. 615. (Désormais abrégé par la lettre C.) Un an plus tôt, le 9 mars 1865, il a pourtant écrit à sa mère : « j’espère que je réussirai à produire un ouvrage singulier, plus singulier, plus volontaire du moins, que les Fleurs du mal, où j’associerai l’effrayant avec le bouffon et même la tendresse avec la haine » (CII/473). 6 JOHNSON, Barbara, Défigurations du langage poétique. La seconde révolution baudelairienne, Flammarion, 1979. 7 Ma traduction. On lit dans l’original : « One of the surest of tests is the way in which a poet borrows. Immature poets imitate ; mature poets steal ; bad poets deface what they take, and good poets make it into something better, or at least something different. The good poet welds his theft into a whole of feeling which is unique, utterly different from that from which it was torn ; the bad poet throws it into something which has no cohesion. A good poet will usually borrow from authors remote in time, or alien in language, or diverse in interest. Chapman borrowed from Seneca ; Shakespeare and Webster from Montaigne. » T. S. Eliot, « Philip Massinger », in The Sacred Wood. Essays on Poetry and Criticism, Methuen & Co Ltd, p. 125. 8 Voir les notes de PICHOIS, Claude, I/860. 112 LÁSZLÓ SUJTÓ : Remarques sur la « modernité » baudelairienne l’espace d’un tiret. […] Il était à la fois tous les artistes qu’il avait étudiés et tous les livres qu’il avait lus, et cependant, en dépit de cette faculté comédienne, restait profondément original (I/554-555). Les transpositions d’art occupent cependant une place assez remarquable dans Les Fleurs du mal. En effet, plusieurs « fleurs » sont la traduction, dans le langage de la poésie, d’une expérience esthétique suscitée par la contemplation d’une œuvre d’art. Baudelaire suit là une mode, cultivée aussi par Théophile Gautier, mais il reprend aussi à son compte l’idée de l’intraductibilité du langage de l’art dans le langage non poétique, idée qui remonte, par delà les romantiques allemands, jusqu’à Kant. « La critique de la poésie est un non-sens », dit Novalis, alors que les personnages de la Conversation sur la poésie de Friedrich Schlegel affirment qu’« on ne peut proprement parler de poésie qu’en poésie »9. De là, Baudelaire n’avait qu’à franchir un pas pour déclarer dans le Salon de 1846 qu’on ne peut proprement parler d’art qu’en art : Je crois sincèrement que la meilleure critique est celle qui est amusante et poétique ; […] un beau tableau étant la nature réfléchie par un autre artiste, – celle qui uploads/Litterature/ modernite-baudelaire 1 .pdf

  • 13
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager