PEREC ET LUKÀCS : QUELLE LITTÉRATURE POUR DE SOMBRES TEMPS ? Tanguy Wuillème La
PEREC ET LUKÀCS : QUELLE LITTÉRATURE POUR DE SOMBRES TEMPS ? Tanguy Wuillème La Découverte | « Mouvements » 2004/3 no33-34 | pages 178 à 185 ISSN 1291-6412 ISBN 2-7071-4326-X DOI 10.3917/mouv.033.0178 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-mouvements-2004-3-page-178.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Ils n’ont pas cherché à réconcilier tous les contraires, ni même, au rebours du souhait des nouvelles sociologies, à les dépas- ser, mais ils ont tenté d’articuler une dialectique fragile propre à l’humanité de l’homme. Dans le croisement, des années 1950-1960, entre l’écrivain Georges Perec et le critique György Lukàcs, on peut déceler diverses balises afin de nous aider à penser le rôle de l’écriture. Elle doit signifier le refus d’une description déshumanisée du monde et inversement l’ac- ceptation de reconstruire le réel et des person- nages conscients de leur historicité. L’ombre de Thomas Mann plane sur leur souhait partagé de retrouver une écriture à la fois distante et iro- nique, susceptible de fournir au lecteur une prise sur l’objectivité des choses et sur la sub- jectivité humaine. L’expérience du malheur n’est pas une fatalité ontologique. Les œuvres du jeune Perec tente- ront de prendre en charge le flux et reflux de la vie sans pour autant échapper totalement au geste avant-gardiste ou négatif théorisé au même moment par Adorno. Ces orientations peuvent nous aider à prendre au sérieux les tensions qui habitent le travail littéraire en même temps que toute vie humaine. Georges Perec (1936-1982) a toujours signalé les modèles à partir desquels il est passé du stade de romancier à celui d’écrivain. Ils appar- tiennent autant à son œuvre de fiction qu’à sa critique littéraire. Pour la première part, l’œuvre de Perec se compose de références multiples à Flaubert, Melville, Kafka, Verne, etc., et il ne cesse d’affirmer qu’un auteur ne part pas de rien mais doit s’inclure dans une trame déjà tis- sée: « chacun de mes livres est pour moi l’élé- ment d’un ensemble ; je ne peux pas définir l’ensemble, puisqu’il est par définition projet inachevable (à moins que le dégoût ou l’impos- sibilité d’écrire s’empare un jour de moi), je sais seulement qu’il s’inscrit lui-même dans un ensemble beaucoup plus vaste qui serait l’en- semble des livres dont la lecture a déclenché et nourri mon désir d’écrire1. » En ce qui concerne les approches plus réflexives sur l’acte d’écrire, ses reconnaissances, il les a surtout exprimées dans la première partie de sa carrière littéraire. Elles font signe vers autant d’exclusions que de gratitudes. Perec entendait se démarquer des romanciers à succès de l’après guerre. Ceux de la littérature engagée, tel Sartre, à qui il reprochait de ne pas se poser de pro- blème d’écriture mais uniquement des pro- blèmes de contenu idéologique, tentant, par l’intermédiaire de personnages trop conscients d’eux-mêmes, de faire passer un certain nombre de sentiments. Rien de plus funeste à ses yeux que cette communication directe entre l’écrivain et son lecteur (sans plus de narrateur), Perec et Lukàcs: quelle littérature pour de sombres temps? PAR TANGUY WUILLÈME* * Enseignant en sciences de l’information. 1. « Entretien avec Jean-Marie Le Sidaner », L’ARC, 1990, p. 23. © La Découverte | Téléchargé le 27/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 95.17.13.17) © La Découverte | Téléchargé le 27/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 95.17.13.17) MOUVEMENTS N°33/34 mai-juin-juillet-août 2004 ●179 B e n j a m i n , L u k à c s e t P e re c : é c r i t u re e t e n g a g e m e n t chacun pensé comme étant sujet idéal, face à sa liberté, au sein d’un langage transparent. S’il reconnaissait à Sartre un courage à réfléchir l’ef- fondrement de l’humanisme occidental et la désagrégation des valeurs morales, il lui repro- chait de ne pas avoir été capable de saisir le monde dans toute sa réalité, et d’user de struc- tures conventionnelles inadéquates (hormis les premiers reportages « réalistes » des Temps modernes). Quant à Camus, à son humanisme plaintif et ses propositions sur l’absurdité de l’existence humaine, Perec « ne l’aimait pas », comme il n’aimait pas le merlan et les astro- logues. Cependant il lui reconnaissait une écri- ture qui avait essayé de concilier l’espoir et le nihilisme. Les personnages de Perec, pour exemple celui de L’homme qui dort (son troi- sième ouvrage, 1967), ne succomberaient ni à l’engluement, ni à l’exaltation des souffrances et grandeurs du Meursault de L’étranger ou du Roquentin de La nausée. Perec semble même accuser cette littérature engagée d’avoir suscité une littérature de réac- tion. Non pas celle qu’il appelle « la littérature d’assouvissement », pleine de sentimentalisme, de langage mort, peignant mensongèrement un monde sans substance (Nimier, Blondin) mais celle qui se targue du mythe de l’avant-garde. Le Nouveau Roman, initié par Robbe-Grillet, s’inscrivait dans le même contexte d’effondre- ment déjà avancé par Simon ou Sarraute. Mais là encore, le jeune Perec lui reproche d’avoir désubstantialisé le monde en rejetant toute des- cription « réaliste ». Trop épris de la complexité du monde, du fractionnement du temps et de l’espace, de la dissolution de toute psychologie humaine, les adeptes du Nouveau Roman som- brent, à ses yeux, dans l’irrationnel et n’effleu- rent plus que la vide surface des choses. Le monde devient impénétrable, non transfor- mable. Rien de plus réactionnaire que cette hyper-lucidité où le monde, à l’instar d’Husserl et de son « épochè », semble mis entre paren- thèses et suspendu hors de toute histoire. Il s’agit bien, suivant les mots de Perec, d’une lit- térature dégagée, où l’individu (ou du moins ce qui en tient lieu) se veut « désaliéné » et du même coup sans conscience, ni volonté ou liberté. Perec leur reproche ainsi de ne pas prendre en charge la réalité et de sombrer dans la facilité d’écrire la non-signifiance du monde plutôt que de l’assumer et de le dépasser. Le vocabulaire marxiste acquiert avec Perec une charge expressive qui dirige ses attaques sur ces « nouveaux chiens de garde » qui seraient à la solde de la bourgeoisie pour l’aider à figer le monde et le temps, afin de s’aveugler dans un présent aseptisé. Aveuglement relatif car le regard seul est magnifié, un regard brut, dénué de ce recul permettant de maîtriser la réalité. Robbe-Grillet est taxé de confondre la description d’un monde déshumanisé avec la description déshumanisée du monde. Le jeune écrivain Perec se confronte, par conséquent, à une crise non pas seulement du langage mais de la littérature et de ce qu’il estime comme des échecs en face d’un projet qu’il porte à l’égard de l’écriture et de sa tâche contemporaine. Or, ce projet et ses orientations empruntent leurs fondements, ou du moins ren- contrent, ceux qui sont théorisés par Lukàcs. ● Lukàcs et le front du réalisme Perec exprime à plusieurs reprises ce qu’il a trouvé chez Lukàcs. Les emprunts sont impor- tants et il réussit à les articuler suivant sa propre vision des choses. À quels problèmes Lukàcs, puis Perec, entendaient-il se confronter, quels concepts et conceptions du langage littéraire utilisaient-ils pour y répondre? Ces questionne- ments permettent d’approcher ce qu’a d’essen- tiel l’écriture de Perec – qu’elle participe ou qu’elle s’éloigne de la vision large et critique de l’esthéticien Lukàcs – en ce qu’elle permet de penser l’humanité de l’homme et son rapport authentique au monde. Le jeune Perec opère en 1962 (avant la publi- cation de son premier texte Les choses en 1965) le même constat que Lukàcs quant à l’éclate- ment de l’humanisme occidental. Et pour ce faire, ils utilisent la littérature comme un révéla- teur sérieux de ce qui traverse la société. Dès ses premières œuvres, le jeune Lukàcs souhaite jeter des ponts entre la dialectique des © La Découverte | Téléchargé le 27/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 95.17.13.17) © La Découverte | Téléchargé le 27/01/2022 sur www.cairn.info (IP: 95.17.13.17) 180 ● MOUVEMENTS N°33/34 mai-juin-juillet-août 2004 T H È M E S formes uploads/Litterature/ mouv-033-0178.pdf
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- Publié le Fev 11, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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