Muhammad comme Homme parfait dans le soufisme de Hallâj Pierre Lory La représen

Muhammad comme Homme parfait dans le soufisme de Hallâj Pierre Lory La représentation que se firent les musulmans majoritaires de la figure de Muhammad a beaucoup évoluée au fil des siècles. Le prophète de l’Islam fut au départ vénéré au titre de simple humain élu par Dieu, envoyé en son nom ; la piété populaire lui attribua bientôt de multiples qualités charismatiques, et il fut progressivement conçu comme un être complètement exceptionnel, intermédiaire entre les hommes et le monde divin. Au fil des générations se forgea en effet ce qui allait devenir l’Islam sunnite : à savoir la communauté confessant la garantie divine, l’infaillibilité du prophète Muhammad. Contre le chiisme affirmant la continuation de l’enseignement divin par l’intermédiaire des Imams alides, le sunnisme se retrancha derrière la seule autorité du fondateur de l’Islam : seul le Prophète est infaillible, nul autre ne peut se prévaloir d’un investissement divin. Après lui, l’autorité revient à ceux qui sont capables de connaître et d’évaluer son enseignement oral recueilli dans les hadiths, à savoir les oulémas (‘ulamâ’, les « savants » par excellence). Le sunnisme s’est également défini également contre le rationalisme des mu‘tazilites, qui professaient que la raison humaine est une instance première dans l’exégèse du texte sacré. La réponse sunnite fut nette : la raison humaine est un outil fragile, erratique, impuissant quant à guider les hommes vers leur salut post mortem. Le repère, la référence principale pour l’humanité fragile, c’est de s’en tenir au Coran lu et compris selon l’enseignement du Prophète. D’où l’émergence, au cours des 9e et 10e siècles, d’une nouvelle conception de l’être même du prophète Muhammad, devenu ainsi le pivot, la colonne vertébrale de tout l’édifice théologique et juridique de l’Islam majoritaire. Le sunnisme proclama bien haut le principe de l’inerrance du Prophète, sa ‘isma ; Dieu avait garanti toutes ses paroles de l’erreur. Du coup, ses paroles devenaient les fondements le plus sûrs en matière d’autorité religieuse. Les dits du Prophète, les hadiths, furent recherchés avec ferveur par les savants de la nouvelle religion à partir de la fin du 8e et le début du 9e siècle. La conséquence d’une telle position est fondamentale pour le droit, qui cherchera à scruter les faits, gestes et comportements de Muhammad pour en dériver des normes applicables à la communauté. Elle eut aussi des répercussions considérables dans le domaine de la spiritualité. Muhammad devint un modèle de piété. Toute une littérature s’élabora pour magnifier la personne de Muhammad fils de ‘Abd Allâh. Des recueils furent rédigés autour des privilèges (khasâ’is) du Prophète ; de ses vertus imminentes (fadâ’il), de ses qualités intérieures (shamâ’il), des preuves de son élection (dalâ’il). Tout un processus de glorification de sa personne eut lieu1. On lui attribua une 1 Pour un résumé de ce processus, v. T. Nagel, Mahomet, p.241-299 (Bibliographie infra). science universelle, l’accomplissement d’un grand nombre de miracles spectaculaires. Bref, le sunnisme se « chiitisa », d’une certaine manière, au bénéfice de la seule personne de son fondateur. Vers la fin du 9e siècle, on peut considérer le processus comme achevé. Qu’en fut-il de l’impact d’une telle attitude sur les courants mystiques en Islam ? Pour autant qu’on puisse le savoir à travers les textes sources, la mystique ancienne, le soufisme primitif ne s’est pas investi dans la vénération du Prophète. Le premier soufisme se traduisait par une adoration empreinte de crainte révérencielle devant Dieu, et Dieu seul. La célèbre recluse de Basra, Râbi‘a al-‘Adawiyya (m.801) fut une des premières à décliner le thème de l’amour pour Dieu. Interrogée sur son amour envers le prophète Muhammad, elle répondit : « Je l’aime, mais mon amour du Créateur m’a détournée de l’amour de ses créatures ». Elle eut une vision du Prophète en rêve, qui lui demanda : « Ô Râbi‘a, m’aimes-tu ? » Elle lui répondit : « Ô envoyé de Dieu, peut-il se trouver quelqu’un qui ne t’aime pas ? Et cependant l’amour du Seigneur Très-Haut remplit tellement mon cœur qu’il n’y reste de place ni pour l’amitié, ni pour l’inimitié envers n’importe quel autre »2. Il s’est donc produit une évolution historique au sein des courants mystiques. Au départ, les premiers soufis se consacraient à Dieu, tout en vénérant le Prophète, mais sans plus. Puis, au fil des générations, la vénération des mystiques envers le Prophète va s’accentuer. Elle va même susciter l’éclosion d’une nouvelle cosmologie dans laquelle Muhammad et les autres prophètes jouent un rôle prépondérant. Le premier grand auteur connu ayant abordé cette question est l’ascète et théologien Sahl Tustarî (m.896). A travers les fragments malheureusement peu nombreux et lapidaires qu’il nous reste de son œuvre, on comprend qu’il avait conçu le premier être créé par Dieu comme étant une colonne de lumière qui était la Lumière Muhammadienne (nûr muhammadî). Les autres êtres – les anges, mais aussi Adam, puis les autres prophètes - sont issus de cette lumière. L’humanité entière procède donc de la lumière de Muhammad. Les conséquences d’une telle vision sont bien sûr considérables. Le sens de la vie spirituelle, c’est d’accomplir en soi la perfection de ce germe muhammadien. L’intermédiaire entre les croyants fervents et Dieu, c’est chez Tustarî le « cœur de Muhammad »3. Cependant, nous préférons ici centrer notre propos sur un auteur mystique dont l’impact sur son époque et sur le mouvement soufi ultérieur fut décisif, à savoir Husayn al-Hallâj. Hallâj est connu pour avoir été l’objet d’un procès fort long, qui conduisit à son exécution spectaculaire à Baghdad en 922. Le professeur Louis Massignon (m. 1962) a rédigé sur Hallâj une thèse monumentale, qui continue à 2 F. D. ‘Attar, Le mémorial des saints, p.92. L’ « inimitié » fait référence à la mention de Satan, intervenant dans le même passage. 3 G. Böwering, The Mystical Vision, p.147-165. représenter la référence principale sur la question4 ; il a consacré également une série d’articles et d’études sur Hallâj, après la publication de cette thèse5. L’œuvre écrite de Hallâj a été censurée rigoureusement. Il ne nous en reste que quelques fragments épars. Certains d’entre eux concernent le statut spirituel du prophète de l’Islam notamment dans l’ouvrage intitulé Livre des Tawâsîn. L. Massignon, qui a traduit cet ouvrage, a bien entendu relevé et analysé ces passages, de même que Paul Nwyia et Stéphane Ruspoli qui ont travaillé à leur tour sur ce même traité6. Massignon y a trouvé l’évocation de Muhammad comme premier créé, et nota qu’elle contenait une sorte de préfiguration du concept de l’Insân Kâmil chez Ibn ‘Arabî7. Il me semble toutefois fécond de visiter à nouveau ces fragments. A ma connaissance, Massignon n’a pas lié cette conception sur Muhammad avec l’expérience d’union mystique, qui est le cœur même des écrits hallâjiens. La célèbre proclamation de Hallâj « je suis le Dieu-Réel » - anâ al-Haqq » trouve en effet son sens à travers l’identification à Muhammad. D’où les modestes considérations que j’aimerais vous proposer ici. L’expérience du Réel (Haqq) Le Livre des Tâwasîn, fut probablement écrit peu avant l’exécution de Hallâj, à un moment où il se savait condamné. Il y exprime sa pensée de façon libre, n’ayant plus rien à perdre, et tout à transmettre. Comment lire les Tawâsîn ? Il s’agit ici d’un texte de portée ésotérique. Hallâj avait auparavant pu s’exprimer à l’occasion comme théologien, ou comme poète, mais de toute manière, il soulignait souvent avec véhémence une vérité centrale : dès que l’on parle de Dieu en tant qu’Il est Lui - le Réel (al-Haqq) indépendamment même de tout ce qui est créé - plus aucun discours ne tient. Al-Haqq est l’Essence indéfinissable, échappant à toute expression, représentation, limite ; c’est un « trou noir » de l’esprit, de la parole, de la perception, une zone où le langage se perd en paradoxes. Ainsi Hallâj déclare : « Mais Lui – qu’Il soit exalté – nul au-dessus ne le couvre, nul au-dessous ne Le soulève, nulle limite ne l’affronte, nul auprès ne L’accule, nul en arrière ne Le tire, nul en avant ne L’arrête, nul auparavant ne Le rend présent, nul après n’en constitue le passé. Nul tout ne 4 Cette thèse soutenue en 1922, fut publiée la même année aux éditions Geuthner. Une nouvelle édition, augmentée de nombreuses notes ajoutées par Massignon au cours de sa vie parut aux éditions Gallimard en 1975. 5 Ces textes ont été réunis dans Ecrits mémorables, présentés et annotés sous la direction de Ch. Jambet, Paris, Robert Laffont, 2009, vol. I p.381-529. 6 Le texte des Tawâsîn a été édité par L. Massignon aux éditions Geuthner en 1913. Il en a donné également une traduction que l’on trouve dans le vol. 3 de La Passion d’al-Hallâj, p.297-339. Paul Nwyia, à l’aide de deux manuscrits que Massignon n’avait pas eu à sa disposition, donna une nouvelle édition des Tawâsîn accompagnée d’une nouvelle traduction partielle et de notes dans les Mélanges de l’Université Saint-Joseph (n° XLVII, 1972, p.185- 227). Stéphane Ruspoli a repris ces texte et en a renouvelé l’édition, la traduction et les notes, notamment avec un recours complet aux uploads/Litterature/ muhammad-comme-homme-parfait-dans-le-soufisme-de-hallaj.pdf

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