467 “Pas de contrainte en religion”: l’islam mystique et la liberté Christian J

467 “Pas de contrainte en religion”: l’islam mystique et la liberté Christian Jambet Le Coran impose aux fidèles de prêter attention aux multiples transgressions de la Loi. La jurisprudence codifie cette attitude et permet au pouvoir politique légi- time de maintenir la communauté dans l’obéissance. Le mot liberté est-il vide de sens en islam? Notre question porte sur le fait religieux lui-même. Rend-il possible des figures diverses de la liberté? Et si oui, est-il possible d’établir un parallèle avec les concepts occidentaux de la liberté? Commentant la conception que le grand théoricien hanbalite Ibn Taymiyya se fait de la loi de l’islam, voici ce qu’écrit l’orientaliste Henry Laoust: La loi est d’abord totalitaire. Il n’est aucun domaine de la vie individuelle et sociale, spirituelle ou matérielle auquel elle n’ait Christian Jambet 468 apporté une solution toute de raison, de justice ou de bonté. Elle constitue un exposé complet des prescriptions divines, dans leurs principes généraux comme dans leurs applications particulières (usûl wa furû’), dans leur signification profonde aussi bien que dans le rigorisme des stipulations littérales (bâtin wa zâhir). Ce remarquable résumé de l’état de la question sem- ble régler notre affaire. Il appelle cependant plusieurs remarques. La première concerne son objet. Il s’agit de la conception que se fait de la sharî’a Ibn Taymiyya. Né en 661h./1263, il assiste à la déferlante mongole sur le territoire de l’islam. Il voit se liguer contre ce qu’il estime l’islam authentique les efforts des chrétiens, les déviances des shî’ites, les innovations des philosophes, les aberrations des soufis, la décomposition du califat, et tous les maux possibles et imaginables. Lorsqu’il meurt en 728 h./1328, après des séjours répétés en prison ou en résidence surveillée, il a bâti une œuvre considérable, vouée bien plus tard à devenir la charte intellectuelle de l’islam wahhabite, et l’inspiration actuelle des cou- rants fondamentalistes sunnites. Sa grande intelligence, l’acuité de ses jugements en font un excellent témoin de cette conception “totalitaire” de la sharî’a à laquelle nous sommes enclins d’identifier la foi musulmane tout entière. Il ne fit pas autorité, et sa conception de la sharî’a n’allait pas de soi. Pourquoi? Précisément parce qu’elle se voulait totalitaire. Elle faisait bon marché de distinc- tions majeures et elle opérait une raréfaction résolue mais discutable du sens de la sharî’a. En substance, no- 469 “Pas de contrainte en religion”: l’islam mystique et la liberté tre penseur hanbalite soutenait que la lecture du Coran et des traditions prophétiques, seule source de vérité, devait être littérale. Le littéralisme réduit la sharî’a à l’autorité juridique. Je ne dis pas “normative”, mais bien juridique. Que la sharî’a soit normative, c’est l’évidence. Le mot arabe signifie primitivement “la voie”, il désigne le cours d’eau que l’on suit pour se diriger vers le but souhaité. De là qu’il vienne à désigner l’ensemble de la révélation, qu’il s’agisse des prescriptions, des histoires prophéti- ques, ou des très nombreux versets apocalyptiques ou eschatologiques du Coran. En couplant littéralisme et juridisme, notre auteur consacre comme autorité absolue la figure du traditionniste sunnite, doublée de celle du sa- vant juriste. Mieux, il élève le savant juriste à une hauteur exceptionnelle, puisqu’il le fait juge de ce que doit être l’Etat, le pouvoir suprême, et il consacre la confusion intégrale de l’autorité et de la puissance publique. Or, ces diverses opérations théoriques refoulent l’histoire réelle des contradictions que l’islam a vécues. Il n’y a pas de pratique de la foi sans pratique de l’interprétation. Le sens de la lettre du Livre saint exige des médiations herméneutiques nombreuses. La plura- lité des interprétations exprime l’unité infinie du sens, tandis que le refus de l’interprétation, ignorant qu’il est déjà un choix herméneutique déterminé, se livre au sens naïf qu’une conscience attribue au texte. Une lecture du Coran qui n’est pas guidée par des stratégies interpréta- tives multiples et contradictoires, tue la lettre révélée en Christian Jambet 470 tuant l’avenir de sa signification, nourrie de son histoire concrète. Le philosophe, le spirituel, le poète revendi- quent un droit de lecture et d’interprétation qui heurte ou qui contourne le droit que s’octroie si généreusement le juriste. Dans ce choc des lectures, nous pouvons éprou- ver l’immense et vivifiante inquiétude du sens, qui a si longtemps protégé le monde de l’islam de l’arbitraire oppressif d’une seule et unique lecture “totalitaire”. Pour illustrer ces quelques remarques, j’aimerais lire une seule d’entre ces exégèses nombreuses comme les vagues de l’océan. Elle porte sur un verset coranique qui est souvent allégué pour soutenir diverses formes de liberté religieuse, ou pour entériner l’aspiration à la tolérance. Il s’agit du verset célèbre qui énonce: “pas de contrainte en religion”, Lâ ikraha fî’l-dîn (Coran 2: 256). Nous la trouvons dans le commentaire du Coran rédigé par Sadroddîn Muhammad Shîrâzî, familièrement nommé Mullâ Sadrâ (m. 1640). Sadrâ admet l’opinion des commentateurs antérieurs, qui veulent que “al-dîn” ne s’entende pas sans relation à ce qui le détermine: la “religion” est “religion de Dieu” (dîn Allâh). Or, selon la racine arabe, al-dîn renvoie à tout un ensemble de significations qui désignent une sujétion, une conquête, et même une humiliation. Pour le moins, la relation entre l’homme et Dieu dans la rétribution juste que Dieu lui accordera (comme dans le verset que cite Sadrâ, “a ‘innâ lâ-madîdûna”, “Serons-nous rétribués” (37: 53), où dîn a le sens de jazâ, punition. 471 “Pas de contrainte en religion”: l’islam mystique et la liberté Tout l’effort de Sadrâ va porter sur la nature même de l’obédience que l’homme doit à Dieu. La “religion”, c’est cette obédience même, la soumission à Dieu (tas- lîm). Comment serait-elle “sans contrainte”? Elle sup- pose le consentement, l’acceptation du décret divin, la connaissance spirituelle qui conduit à l’entier abandon à Dieu, bref tout ce qu’implique le terme al-ridâ’. Or, cette acceptation ne peut venir que des fermes positions nées de la science authentique (al-’aqâ’id al-’ilmîya). Il faut atteindre à ce stade où le socle ferme (al-qâ’ida) de la foi ne fait qu’un avec la science illuminative du cœur. Ces “bases” ne s’obtiennent que par la contemplation, la pra- tique assidue de la pensée, le dévoilement (al-kashf) et la certitude (al-yaqîn). Telles sont les étapes de l’obédience véritable: effusion de Dieu sur le cœur apaisé, contem- plation, dévoilement de la présence de l’acte d’exister divin en chaque existence, certitude. Le “cœur apaisé”, c’est le cœur qui a vaincu les passions, celui que désigne le célèbre verset: “Ô toi, âme apaisée, retourne vers ton Seigneur, agréante et agréée” (89: 27-28). Le terme décisif est celui de donation par effusion (ifâda). Il désigne l’irrésistible spontanéité créatrice de Dieu, ou plutôt le flux émanateur (fayd), qui fait naître l’ensemble des actes d’exister des existants, du plus hum- ble au plus noble. C’est aussi bien l’acte auquel procède le “soupir de miséricorde divine”, qui fait sortir les noms divins de leur silence et de leur réserve initiale, pour leur offrir autant d’épiphanies qu’il y aura de formes réelles Christian Jambet 472 dans l’univers. Les essences éternelles des choses, selon le schème d’Ibn ‘Arabî sous-entendu ici, s’épiphani- sent alors dans l’existence concrète et expriment l’acte d’être divin. Cette théophanie générale et particulière en toute chose créée ne fait qu’un avec la spontanéité de la lumière de la connaissance sur les âmes humaines. Or qui dit spontanéité et effusion rejette, ipso facto, toute contrainte. Dans l’âme apaisée, comme en chaque chose de ce monde, se réfléchit, sans contrainte, la lumière divine transformante. Telle est la puissance libre à la- quelle répond la liberté authentique du croyant, dans son obédience véritable, qui est acceptation du Décret, parce qu’elle est acceptation et contemplation de l’épiphanie divine en toute semblance (mathal) de beauté, et en tout événement créaturel. Voilà l’étonnante conception qui préside à l’exégèse sadrienne. L’obédience a donc pour sens l’acceptation de ce flux émanateur et illuminatif. Sadrâ rejoint ici bien des ensei- gnements du soufisme antérieur: Selon Junayd: l’acceptation du destin, c’est abandonner le libre arbitre (ikhtîyâr), selon Dhû -l- Nûn, c’est le contentement du cœur, quand le décret divin suit son cours.1 Encore Junayd: L’acceptation (ridâ’), c’est le deuxième degré de la connaissance (ma’rifa); chez celui qui accepte, la connaissance de Dieu est irrésistiblement réalisée, par le fait qu’il agrée constamment ce qui vient de Lui.2 Sadrâ soutient, lui aussi, que l’acceptation est second degré. Quel est alors le premier degré? 473 “Pas de contrainte en religion”: l’islam mystique et la liberté Le premier degré correspond à l’adhésion aveugle, au taklîf. Elle est sans doute méritoire, mais elle n’en est pas moins trompeuse. Le musulman fidèle, réalisant en lui l’islam sous sa forme purement extérieure, respectant les commandements, reste prisonnier du monde inférieur. Il persiste à voir en Dieu une puissance extérieure, trans- cendante et menaçante, à laquelle il obéit, par nécessité et sous la contrainte de la Loi: Celui qui obéit par adhésion aveugle à la religion, en étant oppri- mé par elle, porte sa charge, en étant troublé, molesté, irrité par l’état de serviteur, sans être humble de cœur et sans être simple et docile dans l’obéissance qui est requise uploads/Litterature/ mystique-et-liberte.pdf

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