Entretien avec Christine Roquet propos recueillis par Mathilde Puech et Sophie

Entretien avec Christine Roquet propos recueillis par Mathilde Puech et Sophie de Quillacq, novembre 2019 Le geste comme objet d’étude Dans l’introduction du livre, je cite cette phrase d’Hubert Godard : « Notre culture est illettrée du geste, non pas insensible à celui-ci, mais incapable de nommer et donc de penser la richesse de sa pratique ou de sa monstration. » L'objet de ce livre est de prendre le geste comme objet d'étude et de construire un discours, et cela reste une entreprise assez peu répandue. En France, les études en danse sont assez récentes au regard des études musicologiques ou d’autres. Notre particularité est de centrer le regard porté sur la danse sur le geste lui-même. Dans notre champ, les perspectives sémiologiques existantes, qui voient le geste comme un signe porteur de signification, restent très insuffisantes. Nous devons forger d’autres outils pour rendre compte des divers enjeux portés par le geste dansé. Ce constat de départ s’articule au fait que la danse est souvent le parent pauvre dans bien des domaines – que ce soit dans le cadre universitaire ou dans un cadre social plus large. Il faut interroger, par exemple, la place de la danse sociale dans le contexte contemporain. Dans mes cours, les étudiantes et les étudiants étrangers sont assez nombreux à avoir conservé des pratiques de danses familiales élargies. En France, c’est quelque chose que nous avons perdu depuis longtemps, sauf peut-être lors des mariages. Vu du geste : interpréter le mouvement dansé, un titre équivoque On me pose toujours la question du titre choisi pour cet ouvrage : s’agit-il d’une vue sur le geste ou d’un point de vue depuis le geste ? Les deux à la fois. « Interpréter le mouvement dansé » renvoie au regard du spectateur, à la spectatrice, qui regarde les autres bouger. Mais il s’agit également d’analyser le travail du danseur ou de la danseuse et/ou de l’interprète. Le concept d’« interprétation » pose question puisqu’il sous-entend qu’il y aurait un message à déchiffrer, comme en Grèce antique on lisait les présages à travers tel ou tel phénomène. Mais en danse, de quoi donc serait fait ce « message » ? La danse a emprunté le concept d’« interprète » à la musique, mais certains défendent l’usage du terme de « danseur » ou de « danseuse ». Chacun ne met pas exactement les mêmes choses sous ces termes. Pour ma part, le concept d’interprète ne concernant que la danse de scène, je préfère faire usage du terme de « danseur » et « danseuse ». Une vocation : comment ça bouge ? Ce livre est le fruit d’un long parcours de recherche en danse mais aussi de pratique. J’ai commencé par suivre la formation privée que donnait Odile Rouquet à Paris, à la fin des années 1980. La matière dispensée alors a ensuite été institutionnalisée sous l’appellation « Analyse fonctionnelle du corps dans le mouvement dansé » (AFCMD). On se retrouvait chaque semaine en petit groupe dans un studio. Les longues séances de pratique, fondées sur l’improvisation, étaient centrées sur l’expérimentation sensorimotrice, avec un axe de lecture du geste très développé. J’ai trouvé cela très enrichissant mais aussi parfois un peu « paniquant » : tout d’un coup, j’avais l’impression de ne plus rien savoir ! Le moindre demi-plié était source d’interrogations sans fin. Ensuite, j’ai travaillé avec Nathalie Schulmann pendant quelque temps. J’ai entendu parler d’Hubert Godard dans ces différents cours et j’ai eu envie de suivre ses enseignements. Je suis donc entrée à trente-quatre ans comme étudiante au département Danse de l’université Paris 8 où j’ai entamé un travail de recherche jusqu’à une thèse consacrée à la représentation de la scène amoureuse… J’y suivais tous les cours d’Hubert chaque année, quel que soit le niveau affiché dans le programme (soit dit en passant, un découpage en niveaux n’a pas grand sens pour notre champ d’étude). Ce qui faisait la spécificité des enseignements d’Odile Rouquet, de Nathalie Schulmann et d’Hubert Godard, c’était la priorité accordée à l’observation de l’expérience in vivo : comment bouge l’autre, comment on bouge soi-même. Avec des allers-retours constants. Ce travail, je le trouvais passionnant. En permettant d’interroger les qualités de mouvement, il vous fait beaucoup avancer. Qu’est-ce que le danseur veut développer quand il « interprète » une écriture ou traverse une improvisation ? Par quels chemins passer ? Qu’est-ce qu’on veut changer ? Qu’est-ce qu’on peut changer, à quelle(s) conditions(s) ? etc. Et surtout, on découvre la richesse des possibilités interprétatives chez toutes celles et ceux avec qui on pratique. Finalement, le fait de bouger et voir bouger, c’est le prisme principal pour moi. Depuis l’enfance, je pratiquais la danse, non pas en tant que danseuse professionnelle mais en amatrice éclairée (ballet, danse contemporaine, danse afro-brésilienne et jazz). À l’âge adulte, en parallèle, j’ai expérimenté des pratiques « hors piste » comme je les appelle dans le livre, c’est-à-dire ce qu’on appelle aujourd’hui des « pratiques somatiques » : Feldenkrais, gymnastique holistique de Lily Ehrenfried, gymnastique douce de Thérèse Bertherat, Alexander…, on les appelait alors « release techniques ». Chez moi, on dansait les danses de bal musette (tango musette, paso doble, valse, etc.). Et quand j’étais adolescente, je dansais beaucoup le rock’n’roll, plutôt avec des amis de ma mère ou de cette génération, c’était déjà une danse en voie de disparition… Retravailler le concept de corps Le point de départ du livre consiste à mettre de côté le concept de « corps » pour penser autrement et ne pas être englué·e par les impensés qui le sous-tendent (par exemple, considérer le corps en opposition à l’esprit, à l’intellect ou à l’âme). C’est là une des pierres de fondation du travail philosophique du département Danse de Paris 8. Avec le concept de « corporéité », Michel Bernard – qui a fondé ce département – a fait une proposition extrêmement nourrissante dont s’est saisi Hubert Godard qui a aussi beaucoup marqué les contenus de notre formation. Ce dernier a posé ce qu’on peut appeler la « théorie des quatre structures de la corporéité ». Ces structures, je les décris dans les premiers chapitres de ce livre en m’appuyant sur de nombreux exemples concrets. La première structure est la structure corporelle, au sens premier du terme, c’est-à-dire tout ce qui concerne l’anatomie, la physiologie, dont s’occupe, par exemple, le monde médical. Il s’agit de la matérialité du corps humain. La deuxième structure – il n’y a pas de hiérarchie – est ce qu’Hubert Godard appelle la structure « esthésique » (ou structure sensorielle), c’est-à-dire tout ce qui concerne le sentir, pour le dire assez vite. La troisième, c’est la structure coordinative, qu’Hubert Godard nomme « kinésique » : elle concerne les coordinations, c’est-à-dire comment, dans l’espace et dans le temps, s’organisent les parties du corps pour faire un mouvement. Et puis la quatrième, c’est la structure symbolique, c’est-à-dire comment le geste fait sens, pour celui qui le vit comme pour celui qui le regarde. J’ai développé cette pensée systémique d’Hubert Godard en cherchant à l’enrichir avec des exemples, en tissant des liens, en la mettant en travail. Cette proposition est susceptible de nous aider à penser la danse et les somatiques, et leurs discours, à partir d’un regard centré sur le geste. Je pense qu’on peut entrer dans le livre par n’importe quel chapitre, un système de renvois permet de ne pas trop se perdre. Néanmoins, je conseillerais de lire d’abord les deux premiers chapitres, qui écartent le concept de corps au profit de celui de geste, pour saisir plus aisément le reste. Danser avec de l’autre Dans cet ouvrage, je m’intéresse également à la façon dont le geste et sa perception transitent entre deux êtres en présence, qu’il s’agisse d’un danseur et d’un spectateur, de deux danseurs ou de deux spectateurs qui conversent. Dans la théorie du sentir de Michel Bernard avec ses différents croisements (appelés « chiasmes » par le philosophe), le croisement de l’« intercorporéité », c’est-à-dire notre rapport à l’autre et, plus largement notre rapport au monde, est celui qui me tient le plus particulièrement à cœur. « Notre prétendu corps anatomique, existe bien, explique Michel Bernard, mais [il] n’est que l’épiphénomène d’une immense intercorporéité indéfinie 1. » La rencontre fonde le geste, si je peux résumer ainsi ma pensée. Durant ma thèse, j’ai travaillé uniquement sur des duos et, dans ma pratique aujourd’hui, je fais principalement de la danse à deux, et j’utilise souvent la danse à deux dans mes cours. Le geste dansé et l’apprentissage de la danse se construisent forcément dans la relation. J’ai rencontré dans ma vie des gens qui se sont mis à la musique seuls, dans leur coin. La danse, en revanche, on l’apprend le plus souvent en relation avec quelqu’un d’autre. Danse et empathie Cette question de la relation rejoint celle de l’empathie que j’aborde dans le livre. Cette notion me semble aujourd’hui quelque peu sur-utilisée. Il existe de nombreuses recherches scientifiques autour des « neurones miroirs » et c’est intéressant que l’on uploads/Litterature/ entretien-avec-christine-roquet 1 .pdf

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