Judith Perrignon Victor Hugo vient de mourir « La nouvelle court les rues, les

Judith Perrignon Victor Hugo vient de mourir « La nouvelle court les rues, les pas de porte et les métiers, on entend l’autre dire qu’il est mort le poète. Vient alors cette étrange collision des mots et de la vie, qui produit du silence puis des gestes ralentis au travail. L’homme qui leur a tendu un miroir n’est plus là. Tout s’amplifie, tout s’accélère. On dirait qu’en mourant, qu’en glissant vers l’abîme, il creuse un grand trou et y aspire son temps, sa ville… » La mort de Victor Hugo puis les funérailles d’État qui s’annoncent déclenchent une véritable bataille. Paris est pris de fièvre. D’un événement historique naît une fable moderne, un texte intime et épique où tout est vrai, tout est roman. Née en 1967, Judith Perrignon est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont notamment C’était mon frère… (L’Iconoclaste, 2006), L’Intranquille avec Gérard Garouste (L’Iconoclaste, 2009), Les Chagrins (Stock, 2010), Les Faibles et les Forts (Stock, 2013), Et tu n’es pas revenu avec Marceline Loridan-Ivens (Grasset, 2015). VICTOR HUGO VIENT DE MOURIR Victor Hugo vient de mourir se prolonge sur www.editions-iconoclaste.fr © Éditions de L’Iconoclaste, Paris, 2015 Tous droits réservés pour tous pays. Éditions de L’Iconoclaste 27, rue Jacob, 75006 Paris Tél. : 01 42 17 47 80 iconoclaste@editions-iconoclaste.fr Couverture : Sara Deux Illustration : Le Murielle di Capo Cilestro (détail), Manlio Caropreso / © Domingie & Rabatti / La Collection JUDITH PERRIGNON VICTOR HUGO VIENT DE MOURIR À mon père. Ils ont peur déjà, le désordre vient si vite. Depuis la veille, les officiers de paix en faction devant l’hôtel particulier récupèrent les bulletins médicaux dans le vestibule. Ils en font des rapports qui finissent sur les bureaux de la préfecture. Ils sont signés Féger, chef de la brigade du 16e arrondissement. « Nuit relativement calme », dit le dernier, publié à sept heures trente ce matin. Mais dans Paris, partout les crieurs de journaux annoncent la fin. Au point qu’un commissaire de police s’en inquiète, envoie un télégramme au cabinet du préfet : ne faut-il pas les interdire ? Ce matin même, rue Charlot, un opticien a demandé à un gardien de la paix d’interpeller le colporteur du Cri du peuple qui hurlait les derniers instants. Il ne voulait rien entendre de tel, il a bouclé sa boutique, escorté l’agent et le vendeur jusqu’au commissariat. Nom prénom adresse ? Lefèbre Théodore, trente-neuf ans, passage du Génie, numéro 10, a bougonné le crieur. Un peu plus tard, même scène rue Saint-Martin : un brigadier est accosté par plusieurs personnes indignées qui lui désignent l’homme qui marche, journal à bout de bras, messager de l’inéluctable. Tout autour la foule est comme la porcelaine, soudain fragile, monsieur l’agent, arrêtez-le, faites-le taire ! Elle voudrait retenir les jours, même s’il n’en reste que trois, que deux, même si c’est pour demain. Encore une fois, le brigadier mène le vendeur devant un commissaire de police. Nom prénom adresse ? Saloizi Adolphe, rue de Crimée, 76, répond le colporteur. Le commissaire le sermonne puis le renvoie dans la rue. Rien d’illégal, ni le journal, ni ce qu’il raconte : Victor Hugo va mourir. Ça se passe de l’autre côté de la ville, dans les beaux quartiers, au 50 de l’avenue qui porte déjà son nom. La foule grossit devant chez lui. Un curieux mélange de gens qui s’attardent ou ne font que passer. Ils sont venus écouter le récit de l’agonie. Ils lèvent les yeux vers les fenêtres fermées où ils l’ont aperçu, déjà, debout, saluant, ils palpent l’absence, le silence, la mort qui œuvre à l’intérieur et les laisse vivants, vaguement effarés, avec ou sans chapeau, avec ou sans rang, comme des personnages en quête d’auteur. Parfois même, ils tendent une main vers le haut du mur du jardin, arrachent les feuilles de lierre qui débordent. La feuille se laisse prendre telle une relique, la liane se laisse faire, robuste et toujours verte, elle court sur les murs, increvable, elle, s’en va jusqu’à la fenêtre du mourant qu’on n’ouvre plus. Passe le vieux général polonais invalide célèbre dans tout Paris pour sa voiture traînée par deux moutons, il stoppe ses mérinos et réclame qu’on lui apporte le registre afin qu’il puisse témoigner de sa sympathie. Il signe et s’en va. Entre dans la maison le ministre des Affaires étrangères, il ne monte pas, la chambre ne laisse plus pénétrer que la famille et les très proches, il signe à son tour le registre, dépose sa carte, et puisqu’il n’a pas le temps d’attendre qu’on veuille bien le recevoir, prend quelques nouvelles auprès de la vieille bonne qui s’est postée sur le pas de la porte ouverte en permanence. Elle soupire qu’il est bien naturel que les serviteurs soient doux et accueillants dans la maison d’un tel homme. Viennent tous ceux qui ne laisseront aucune trace. Ils ne sont pas les moins tristes, ces ouvriers et ces ouvrières s’arrêtant un instant sur le chemin du travail et demandant sous la porte du petit hôtel, Comment va-t-il ? Qu’importe l’hiver qui cette année s’est étiré jusqu’à la fin avril, qu’importe que le poète ait pris froid dans la cour de l’Académie le jour de la réception de son ami Ferdinand de Lesseps, qu’importe si ce jour-là, il resta nu-tête à causer de longues minutes alors que tout le monde gardait son chapeau, comme l’écrit Le Figaro. Le journal conservateur voudrait bien donner à tout cela une dimension plus rationnelle, Victor Hugo s’est enrhumé et ces choses-là tournent mal à son âge. Mais qu’importe où, quand, comment, la grippe ou les graves épidémies du moment, c’est la fin et c’est l’orage. Peuple et gouvernement s’unissent dans une même attente. Seules les guerres et les catastrophes ont cet effet. Bien sûr il est vieux et la vie n’a jamais rien promis d’autre que de s’en aller. La sienne a duré longtemps, quatre-vingt-trois ans, mais si longtemps, si intense, si vibrante, si enroulée sur son temps, son siècle, ce dix-neuvième qui a cru au progrès mécanique de l’Histoire, qu’on dirait qu’un astre va s’éteindre dans le ciel. La foule pressent le vide. Elle voudrait laisser planer encore la présence du poète, sa voix par-dessus et entre les hommes. Le poète a charge d’âmes. C’est lui qui l’a dit, et quelque chose d’électrique dans l’air montre qu’il y est parvenu. Alors tous les autres, tous ceux qui prétendent également avoir charge d’âmes, peser sur les destins, s’approchent et s’accrochent au mourant au bord de l’apothéose. Le président de la République et tous les ministres font prendre des nouvelles. Les socialistes, les libres-penseurs, les anarchistes convoquent déjà des réunions. Mais de tous les sauveurs présumés, c’est de loin le clergé le plus inquiet. Il attend que le grand homme réclame un confesseur. Si Hugo persiste à refuser l’extrême-onction, quel dangereux signal envoyé aux foules et au reste du monde. L’évêque Freppel est venu depuis Tours pour rallier le poète à la religion catholique, il est reparti bredouille et furieux sans même avoir approché le mourant. Le journal La Croix prétend que là-haut, ses amis font la garde autour du lit, moins pour soigner le corps que pour empêcher à tout prix que l’on sauve son âme. Au premier étage, ils se pressent nuit et jour autour de son lit à colonnes torses, dans la petite chambre tendue de soie d’un vieux rouge. Un tapis étouffe leurs pas. S’il parle, ils l’écoutent, s’il mange un peu de soupe, ils le regardent manger. Ils ont toujours vécu ainsi, suspendus à ses faits et gestes. Et s’il ne dit plus rien, ferme les yeux, ils fixent sa poitrine qui se soulève encore, mais difficilement, ou bien les objets qui leur sont familiers, le chiffonnier de chêne sculpté à côté du lit, la Justice de plâtre doré tenant son glaive, le grand meuble à deux corps dans lequel il enferme ses manuscrits, le haut bureau à écrire debout, avec les feuilles Whatman, l’encrier à petit goulot, la plume d’oie noircie jusqu’à la barbe, et la soucoupe pleine d’une poudre d’or dont il séchait les lignes fraîchement tracées. Et ils se rappellent sa robuste silhouette, là, encore à la verticale, tel un arbre difficile à abattre. Souvent les objets d’une vie qui s’en va deviennent sacrés. Ceux qui sont là le sont déjà. La gloire s’en est chargée bien avant la mort. Étrange tableau autour du lit qui prend toute la place dans la petite chambre. Ils tournent, piétinent, penchés, inquiets, ils se tiennent à deux pas du malade ou bien tout près, ils portent la marque de la tendresse qu’il leur a prodiguée ou bien celle de son autorité sur eux, et ils n’ont plus de mots aux lèvres sinon pour lui répondre quand il parle. Tous ont toujours laissé sa voix les remplir des secousses du pays, du monde. Ils restent sourds désormais aux bruits de la rue. Ils reviennent à l’échelle de leur vie, aux épreuves traversées ensemble, à tous ces drames, tous ces morts chez cet ogre qui a enterré uploads/Litterature/ victo-hugo-vient-de-mourir-by-judith-perrignon-perrignon-pdf-lagrande-biblioodf-1.pdf

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