Nietzsche et Voltaire Du même auteur Anatole France et le rationalisme littérai

Nietzsche et Voltaire Du même auteur Anatole France et le rationalisme littéraire. Scepticisme et tradition, éditions du Félin, 2011. Guillaume Métayer Nietzsche et Voltaire De la liberté de l’esprit et de la civilisation Préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française Flammarion © Flammarion, 2011. ISBN : 978-2-0812- -2 5936 7 PRÉFACE Nietzsche et Voltaire ! Une pareille alliance a de quoi faire sursau- ter. Quoi de commun entre le « roi » de l’Europe des Lumières, dont l’esprit – pour les uns – ou le chaos d’idées claires – pour les autres – a irradié son siècle, et le philosophe allemand, retiré de l’Université, renégat de l’Église luthérienne, dont la philosophie au marteau, de livre en livre, a fasciné et fait frémir l’Allemagne de Bismarck et l’Europe de « l’agonie du romantisme » ? Oui, Nietzsche et Voltaire. Et le livre profond de Guillaume Métayer vient à un moment opportun éclairer notre jugement sur ce duo surprenant. Nietzsche a été vite reçu et goûté en France car sa pensée s’accor- dait à l’ironie corrosive de mise entre grands esprits parisiens, Renan, Taine, Flaubert, Sainte-Beuve, les frères Goncourt. On admet aussi les affinités de Nietzsche avec Montaigne et la tradition aristocratique des moralistes français, plutôt qu’avec Descartes et Malebranche. Il a fraternisé avec la désinvolture de leur style coupé, avec leur dédain de tout système, et avec leur dessein de fournir au lecteur de quoi sentir et se comporter en « honnête homme ». Comme ces aristocrates des mœurs, et comme leurs modèles latins Sénèque et Tacite, l’auteur du Crépuscule des idoles est passé maître du style épigrammatique. Et comme eux, il aura été l’impitoyable anthropologue, à la fois de la misère réelle et de la grandeur possible, du composé humain. Mais Voltaire ? Le plus célèbre ou presque de nos écrivains, a été soupçonné d’avoir ruiné l’Ancien Régime, à part égale avec Rousseau. Pour le meilleur (la régénération d’une nation affadie par un Ancien Nietzsche et Voltaire 8 Régime décadent) ou pour le pire (la Terreur et l’aventure impériale), il aurait été un dé-constructeur. Chateaubriand, qui admirait sans réserve chez Voltaire le goût et le sens classiques de la forme, a for- mulé contre lui dans ses Mémoires d’outre-tombe la sentence que, depuis, toute la science voltairienne n’a pas réussi à faire casser : « Le roi de Prusse et Voltaire sont deux figures bizarrement groupées qui vivront : le second détruisait une société avec la philosophie qui servait au premier à fonder un royaume. » Le fait que Nietzsche soit revenu si souvent à Voltaire, comme le montre Guillaume Métayer, ne doit rien à la réputation que le roman- tisme fit de l’auteur du Dictionnaire philosophique et des Questions sur l’Encyclopédie. L’hyper-philologue allemand n’a pas vu en Voltaire un simple destructeur. Contre la légende romantique, il avait raison. Reconnaissons l’ampleur du débat autour de Voltaire qui a fait rage dans les lettres allemandes du XIXe siècle, et dont Nietzsche tire les conclusions, le plus souvent en faveur de Voltaire. France-Allemagne : un débat entre deux siècles, deux nations, deux langues, deux concep- tions des rapports qui unissent littérature, philosophie et société, dont l’ironie de Nietzsche tire parti pour se ranger du côté de la joie vol- tairienne, véritable héritière de la joie antique, et pour s’arracher aux pesanteurs de « l’idéologie allemande ». Disant cela, je résume et je trahis une analyse qui déjoue finement les pièges que lui tend un champ parsemé de paradoxes et de surprises. En 1990, Pierre Hadot me faisait découvrir le grand livre d’Ernst Bertram, cet Essai de mytho- logie qui égrène les « lieux de mémoire » de Nietzsche. Aux côtés de Claude Lorrain et Socrate, Philoctète et Judas, il manquait un cha- pitre sur Voltaire. Le voici. Un retour tout de même sur la question de l’anti-biblisme et l’anti- christianisme qui est au cœur de cet essai. Voltaire et Nietzsche se sont voulu successivement les auteurs d’une « Réforme antichré- tienne », qui aurait poursuivi et radicalisé la Renaissance en la puri- fiant de son impureté chrétienne (pour Voltaire, c’est celle des Médicis, pour Nietzsche, celle de Burckhardt et de Stendhal). On peut aussi la nommer « Réforme dionysiaque », même si pour Voltaire, Bacchus n’est pas encore Dionysos. Il ne faut néanmoins entendre, chez l’un et chez l’autre, le dionysiaque, ni au sens tristement culturel, ni au Préface sens politique, ni à plus forte raison révolutionnaire, mais au sens de la « grande politique » des Législateurs. Sauf que pour les deux auteurs, elle est appelée à s’imposer, se répandre et agir par l’éclat de rire, par la vis comica et polemica, en rupture éclatante avec l’éloquence sacrée, art oratoire des métaphysiciens. Voltaire et Nietzsche ont en commun un génie du ridicule et de la satire qui n’ignore rien de la gravité tragique que comporte sa puissance de feu. Tous deux sont deux grands admirateurs de Swift, le plus redoutable et le plus irrésis- tible des protagonistes de la querelle des Anciens et des Modernes, dans le camp des Anciens. La vis comica, pour les deux continentaux, comme pour l’Irlandais Swift, c’est l’Antiquité rappelée parmi les Modernes, avec son sens tragique de la vie et sa vigilance en faveur de la vraie grandeur. D’esprit, de civilisation, de grandeur, d’aurore, de renaissance, il est beaucoup question dans ces pages. Comme s’il était toujours temps de considérer la littérature pour ce qu’elle est : un principe aristocra- tique de vie, de « danse dans les chaînes », de pensée. Toutes choses qui, à mon sens, font de Nietzsche et Voltaire un chef-d’œuvre d’his- toire littéraire et philosophique. Marc Fumaroli, de l’Académie française 11 INTRODUCTION Le XXIe siècle sera voltairien ou ne sera pas : la lecture de Nietzsche aurait pu, depuis longtemps, conduire à cette conviction. Car la « philosophie de l’avenir » ne prévoyait pas un « retour au religieux », certainement pas, du moins, sous les formes constituées des confes- sions habituelles que Nietzsche affublait du sobriquet jovial de « monotono-théisme »… Le philosophe s’amusait déjà beaucoup des extases réchauffées, plus esthétisantes que mystiques, de l’âme roman- tique. Il se plaisait même à voir, dans les rechutes métaphysiques, comme une forme de « ruse de la raison », le pas en arrière nécessaire au « progrès », à l’affermissement et à l’affinement des « nouvelles libertés de l’esprit », inspirées des premières « Lumières » dont il vou- lait « reprendre le drapeau ». Il savait à quel point les « esprits libres » peuvent s’enrichir aussi au contact des esprits régressifs : car ces der- niers charrient et font paraître dans leur ressac tout un lot d’éléments archaïques trop vite oubliés par la modernité. Par là, ils offrent aux esprits critiques des points d’entrée pour mieux comprendre le passé rudimentaire de l’humanité et le fond de ses présupposés, comme autant de prises pour en dépasser et éradiquer plus en profondeur les tenaces erreurs. Sans doute le grand ironiste aurait-il laissé le XXIe siècle s’enferrer un temps dans le retour au « religieux », ne serait- ce que pour tenter l’expérience et le péril de ce détour. Pour Nietzsche, la civilisation se définit par l’unité dans le style et dans toutes les manifestations de la vie d’une communauté humaine 1, 1. UB, 1, § 1, KSA, 1, p. 159. Nous indiquons de préférence le texte de Nietzsche dans l’édition allemande des œuvres complètes. Nietzsche et Voltaire 12 et la « liberté de l’esprit » est la fleur d’une civilisation raffinée, un aboutissement et jamais un début. Il n’eût pas seulement souri d’un « retour » inauthentique à des caricatures de religion ; il était déjà sceptique devant la cohue des cultures, cette incapacité à se choisir une forme, cette maladie de la « volonté de puissance » que confirme aujourd’hui le « multiculturel ». Nietzsche, avec une avance étonnante sur tout ce qui lui succéda et se réclama de lui par la suite, et singu- lièrement la French theory, est le premier à apercevoir et à dénoncer, à sa source, la forme sans forme des sociétés contemporaines et de leur aboulie efflorescente. Il voit apparaître le multiculturel dès 1873 et les Considérations inactuelles – écrites à trente ans à peine – comme une conséquence de la confiance sans bride de son temps en une incer- taine « science historique » et, plus généralement, dans l’emprise de l’histoire sur les consciences de son époque. Car si le « sens historien » est, en soi, une « vertu », Nietzsche déplore les risques liés à son « hypertrophie » et d’abord l’incapacité à fonder une civilisation. L’insistance depuis les années 1960 sur l’archéologie et la déconstruc- tion semble avoir tiré la généalogie nietzschéenne uniquement du côté de ce qu’il nomme l’« histoire critique », celle qui consiste à fouiller le passé pour saper les fondations du présent. Or, le fait d’être « devenu » ou « advenu », « construit », « fabriqué » voire « inventé » n’est pas, d’un point de uploads/Litterature/ nietzsche-et-voltaire-guillaume-metayer.pdf

  • 46
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager