Sur la polyglossie créatrice de Fernando Pessoa : ses poèmes français Patrick Q

Sur la polyglossie créatrice de Fernando Pessoa : ses poèmes français Patrick Quillier p. 83-105 #docHeader Résumé | Index | T exte | Notes | Citation | Auteur Résumé Cet article met en perspective l’enfance du poète portugais Fernando Pessoa. Il met en lumière l’importance de sa nourrice française et des figures féminines qui s’associent naturellement à la langue française, pour ce poète qui écrit par ailleurs en plusieurs autres langues (espagnol, anglais etc.). Le poids symbolique de la mère dans les poèmes des dernières années, et les blessures d’enfance seraient liés au français, car nostalgie et mélancolie sont suscitées par les souvenirs d’enfance. L’auteur analyse la fréquence des acousmates (bruits ou sons perçus sans qu’on en saisisse la cause). Il évalue la place du français dans l’hétéronomie de Pessoa à travers l’exemple d’un long poème sur la solitude et l’interrogation sur soi. L’usage du français comme langue poétique sera maintenu jusqu’au bout de la vie du poète. Haut de page #abstract Entrées d’index Mots-clés :polyglossie, bilinguisme Personnes citées :Pessoa (Fernando) 1 Le premier contact de Pessoa avec le français remonte à la petite enfance, lorsqu'il avait pour nourrice une dame française. Or, il ne chantera plus tard, et souvent, la nourrice qu'en portugais et en anglais1. Entre autres poèmes portugais, on peut mentionner celui-ci, daté du 10 mars 1918, dans lequel la berceuse chantonnée par la nourrice a des vertus emblématiques, puisqu'elle anesthésie et apaise la conscience tourmentée : Nourrice, chante-moi. Je ne veux rien Entendre du monde au-dehors. […] Chante, et que ton chant pénètre dans mon Sommeil comme dans ses blessures. 2 La nourrice est synonyme de musique et peu importe alors la langue en laquelle elle chante, puisqu'à cette langue il est demandé de n'être rien, de n'avoir aucun sens linguistique, mais d'incarner la tendresse dépourvue de signification que peut prendre « le bruit lointain de la mer ». On peut émettre l'hypothèse suivante : le français s'apparenterait pour Pessoa à la musique des berceuses ; par conséquent, nommer la nourrice en français, ce serait briser l'enchantement inhérent à cette langue, en raison de la distance implicite à toute évocation reposant sur les procédés nominateurs du langage. De plus, le recours créatif au français — et ce serait un paradoxe, eu égard au plus grand effort de l'esprit qu'il requiert à Pessoa — marquerait un retour presque immédiat aux enchantements de l'enfance. 3 Dans les poèmes français, les figures féminines ne manquent certes pas, mais elles sont assimilables aux presque sylphides blondes qui traversent très souvent les œuvres portugaise et anglaise : évanescentes, lointaines, énigmatiques, elles passent, et c'est là leur intérêt ; inconnues à jamais et hors d'atteinte, blessures douces ou douceurs blessantes, elles creusent le sentiment d'un manque, mais d'un manque qui s'avère au bout du compte nécessaire et même demandé, en ce qu'il semble bien que par la distance qu'elles maintiennent, elles satisfont le délaissement profond qui émane de l'ensemble de l'œuvre à l'égard de la possession en général, de la possession amoureuse en particulier. En témoignent, entre autres, deux poèmes français, le premier daté du 19 août 1933, le second non daté : Vous partez, Madame ? Pourquoi ce cœur indifférent Bat-il si vite ? Vous partez ? Vous passez : c'est tout. A souhait j'en pourrais sourire Pourquoi en souffrir, et surtout Pourquoi le dire ? L'heure où tu es la mienne est brève Et ta voix s'accorde à mon rêve. 4 Et la première des « Trois chansons mortes », seuls poèmes franças publiés par Pessoa (en janvier 1923), dit bien la même chose, dans sa syntaxe bancale et sa prosodie maladroite : Vous êtes belle : on vous adore. Vous êtes jeune : on vous sourit Si un amour pourrait {sic} éclore Dans ce cœur où rien ne luit. Ce sourire de ma tristesse Se tournerait, reflet lointain, Vers l'or cendré de votre tresse, Vers le blanc mât de votre main. Mais je n'en fais que ce sourire Qui sommeille au fond de mes yeux — Lac froid qui, en vous voyant rire, S'oublie en un reflet joyeux. 5 Et le dernier poème français daté, écrit le 22 novembre 1935, soit huit jours avant la mort de l'auteur, présente une nouvelle variation de ce thème de la sylphide délicieusement hors d'atteinte : Le sourire de tes yeux bleus, Ma blonde. Je rêve, absent de ce baiser Où fonde Mon cœur, un espoir si léger Qu'il n'ose rien espérer, Ma blonde. Peut-être dans un autre tour Ou ronde T u m'aimeras, et rien qu'un jour, Qu'un baiser, fera tout l'amour, Ma blonde. Je n'ai que faire de ces cieux Du monde Que parce que les cieux sont bleus Et font rêver de tes beaux yeux, Ma blonde. La lumière, dont l'or riant M'inonde, Ne sert qu'à me faire constant A l'or de tes cheveux absents, Ma blonde. Oh, je sais bien que tout destin Me gronde. Mais qu'y faire ? Je t'aime bien De mon amour toujours lointain. Laisse-moi te le dire en vain, Ma blonde. U 2 En septembre de la même année, Pessoa écrit en portugais l'ébauche d'un cycle (« Musique de la ress (...) 6 Dans ce cortège virevoltant de figures légères et fuyantes, il faut faire une exception pour la mère. Elle pèse de tout son poids symbolique dans les poèmes français des dernières années. On pourrait entendre là un jeu de métonymies : nourrice, mère, langue française. Les parcours adultes ont été, si l'on en croit Robert Bréchon, des cheminements vers le surhomme (« le plus harmonique » tel que le définit l'hétéronyme Alvaro de Campos dans son Ultimatum). La dernière période des poèmes français opère un retour à l'enfant, et il semble bien que seule la langue française pouvait alors être le vecteur de ce retour. T rois jours d'avril 1935 sont sur ce point tout à fait révélateurs : le 26 avril, Pessoa dactylographie un poème dédié à une entité féminine emblématique, dont il se demande si elle est « reine » ou « sirène » ; le surlendemain, une autre jeune femme exemplaire (« la petite rebelle » qui « est toujours la femme d'autrui ») est le sujet central d'un autre poème français dactylographié ; entre ces deux textes, un troisième dactylogramme, composé le 27 avril, contient le très célèbre poème adressé par Pessoa à sa propre mère. Ce triptyque au cœur duquel la mère fait écrire un des textes les plus déconcertants de son auteur (une sorte d'abandon et de confession, ce qui est très rare chez lui2) mérite d'être lu comme un cycle : Je vous ai trouvée, Je vous ai retrouvée Car je vous avais rêvée Depuis tant de jours, Et je vous ai aimée, Oh, je vous ai aimée, Et je vous aimerai toujours. Non, je ne sais pas Si vous existez même, Ni si ce cœur las Peut vous trouver quand il vous aime. Car l'amour Parle toujours tout bas, Il a peur du prix et des jours. Mais je vous aime, Oh, je vous aime, Et je vous aimerai toujours. Êtes-vous reine, Êtes-vous sirène ? Qu'importe à cet amour Qui vous en fait souveraine ? Qu'importe même L'amour à l'amour Quand on aime, Et je vous aimes, Oh, je vous aime, Et je vous aimerai toujours, toujours toujours. Maman, maman. T on petit enfant Devenu grand N'en est que plus que triste. Maman, maman, T u me manques tant. Pourquoi t'ai-je perdue ? Mon cœur d'enfant, T on petit enfant De toujours, N'est-il devenu d'un grand Que pour te perdre de vue Et ne plus avoir ton amour ? Maman, maman, Morte tu es sans doute Quelque part où tu m'écoutes Vois : je suis toujours ton enfant T on petit enfant Devenu grand, Plein de larmes et de doutes Et qui n'a ni plaisir ni route. Dieu est peut-être bon, maman, Et le jour Où l'on me pleurera ci-bas Où l'on ne m'y pleurera pas, Je reviendrai à ton amour Un petit enfant Pour toujours dans tes bras. Maman, maman, Oh, maman. Elle est si belle, La petite rebelle, Ce joyau de jeunesse ; Elle est si belle Que mon cœur s'en blesse. Oh, quelle tristesse, Quel amour sans cris ! Car celle Qui est si belle Est toujours la femme d'autrui. Oh qu'importe Qu'elle le soit déjà Ou que mon destin ne comporte Que ne l'avoir obtenu pas ? Ne pas l'avoir ou la perdre C'est le même amour sans cris Dans ce cœur meurtri. Oh, elle, Celle Qui est si belle, Est toujours la femme d'autrui. 7 On aura noté que le mot cœur intervient dans chacun des trois éléments du triptyque : dans le premier c'est le « cœur las » d'un adulte revenu de tout, mais pas de son enfance ; dans le deuxième, c'est un cœur double, à la fois d'un « petit enfant » et d'un « grand », écartelé entre le passé, le présent et le futur ; dans le troisième, il s'agit d'un cœur blessé, puis uploads/Litterature/ patrick-quillier-sur-la-polyglossie-cre-atrice-de-fernando-pessoa.pdf

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