Naissance et mort du classicisme russe. Pouchkine et le magistqre de l'écrivain

Naissance et mort du classicisme russe. Pouchkine et le magistqre de l'écrivain Louis Martinez EcrivainMaître de conférence à l¶université de Provence ¬ la somptueuse architecture de Saint-Pétersbourg, va répondre, au XVIIIe siècle, une effervescence littéraire sans précédent en Russie : Lomonossov, Derjavine, Karamzine introduisent les formes littéraires classiques, tandis que la langue slave ecclésiastique se voit supplantée par une langue de culture influencée par l'Europe occidentale. Quant à Pouchkine, il sera reconnu comme le plus grand génie littéraire russe pour avoir su réconcilier la toute-puissance du souverain et le désarroi spirituel du peuple russe dans une vision prophétique, qui expliquera son immense et constante popularité. Pour Louis Martinez ce © magistère de l'écrivain ª est une des clefs qui nous permet de mieux comprendre la littérature russe mais aussi l'importance de la culture comme contre-pouvoir face aux idéologies officielles. Saint-Pétersbourg, capitale artistique ¬ la fin du XVIIIe, siècle on pourrait croire assuré pour toujours le succès des réformes entreprises par Pierre le Grand. L'armée et la flotte russes sont puissantes et redoutées, leurs principaux ennemis, Suédois ou Turcs, ont été défaits, la Pologne est en partie absorbée, la diplomatie parfaitement efficace, les subdivisions et l'administration bureaucratique du territoire sont achevées, la capitale, Saint-Pétersbourg, s'est couverte de palais et se voit célébrer comme Venise ou Palmyre du Nord, fonctionnaires et militaires ont des uniformes de coupe européenne, les messieurs portent des perruques et les dames de la noblesse des robes à paniers. Les révolutions de palais et les régicides qui ont jalonné le début du siècle ont été oubliés sous le long et glorieux règne de Catherine II. La langue russe a reçu ses règles du génial Lomonossov (1715 ?-1765), fondateur de l'Université de Moscou, chimiste et physicien d'envergure, poète, philosophe, grammairien, et une littérature classique, conforme aux prescriptions de Boileau, a vu rapidement le jour : Soumarokov (1718-1777) adapte la tragédie cornélienne à l'histoire russe, Fonvizine (1745-1792) écrit sur les ridicules de la moyenne noblesse d'amusantes comédies qui peuvent encore être représentées aujourd'hui. Tragédies, comédies, odes, épopées, épîtres morales et fables sont composées en vers selon des règles empruntées à l'Allemagne voisine, mais parfaitement en accord avec le génie du russe. Rien dans les thèmes abordés ne saurait porter ombrage à la double censure, civile et ecclésiastique, et les satires demeurent prudentes. Classicisme en littérature, baroque et rococo en architecture. Les premiers portraitistes, formés en Italie, peignent la tsarine et les gens de qualité. Les résidences des seigneurs sont rebâties au goût du jour et le servage approvisionne théâtres, ch°urs et ballets privés. Comme ailleurs, la croyance au progrès sous l'égide de la raison et d'une autorité éclairée tient lieu de philosophie. ¬ la fin du règne de Catherine l'arrestation du maçon Novikov (1744-1816) et la condamnation à mort ± commuée en déportation ± du philosophe Radichtchev (1749-1802), qui avait stigmatisé l'esclavage dans son Itinéraire de Saint-Pétersbourg à Moscou, marque les limites du despotisme éclairé. Comme ces événements n'ont aucun écho officiel, le public lettré n'a qu'à en tirer la leçon et faire comme s'ils n'avaient pas eu lieu. La gloire des armes fournit bien assez de sujets de satisfaction et de matière aux dithyrambes. Sous le décor, la faille Ce siècle qui met en scène la grande illusion pétersbourgeoise voit s'accroître et s'aggraver le servage et éclater en 1773 la plus féroce jacquerie de l'histoire russe, la révolte de Pougatchov qui rameute déclassés, serfs, cosaques désabusés, vieux-croyants, allogènes musulmans ou païens exaspérés par des répressions récentes, et met à feu et à sang les confins orientaux de la Russie d'Europe jusqu'en 1775. Les mutins s'en prennent à la fois aux propriétaires terriens et aux représentants des institutions nouvelles, les uns et les autres conçus comme étrangers et haïs comme tels. La haine sociale s'y double donc et s'y renforce d'une xénophobie furieuse. De plus la révolte se coule dans un sillon ouvert un siècle plus tôt par la période des Troubles où un aventurier, suivi de bien d'autres, s'était présenté comme l'héritier légitime du trône. Le cosaque Pougatchov prétend être le tsar Pierre III, qui aurait échappé aux assassins dépêchés par son épouse Catherine. Cette résurgence d'une maladie de la conscience populaire atteste que les réformes de Pierre n'ont aucunement affecté les masses, qu'elles ont même dangereusement accusé l'écart qui sépare celles-ci des nouvelles élites sociales : noblesse, administration, commandement militaire. Quant au clergé officiel, il est assez généralement tenu en suspicion depuis le schisme du siècle précédent. Son asservissement au pouvoir s'est encore accru depuis la suppression, en 1721, du patriarcat et son remplacement par un Saint-Synode présidé par un fonctionnaire laïc. La crise de 1773-1775 révèle une faille qui ne sera jamais vraiment comblée et par rapport à laquelle se situeront toutes les prises de position idéologiques du siècle suivant : absorption ou rejet de l'Europe, acceptation ou destruction de l'autocratie, tentative pour concilier les contradictoires, voie réformiste, voie révolutionnaire… Qu'est au juste la Russie ? Sa maladie n'est pas plus douteuse que sa grandeur. Comment la guérir sans l'amoindrir ? C'est que les réformes de Pierre, si elles ont profité à la fois économiquement et culturellement aux élites, ont aussi profondément ébranlé une société encore archaïque et bouleversé l'ordre symbolique coutumier. Les adeptes ecclésiastiques de Pierre, en particulier l'archevêque de Novgorod, Théophane Prokopovitch (1681-1736), n'ont pas manqué de justifier le bon vouloir du souverain au titre de la loi naturelle ± obéissance due aux parents ± et de la loi divine qui pose l'autorité comme sacrée. Mais cette idéologie, confirmée et diffusée officiellement, ne pouvait séduire le peuple, profondément heurté par l'adoption de nouveaux usages et par les contraintes brutales auxquelles il était soumis. Beaucoup virent dans Pierre une figure de l'Antéchrist. On ne reconnaissait pas l'image du « tsar orthodoxe » dans un souverain aux joues rasées, qui avait liquidé le cérémonial hiératique de la cour moscovite, et moins encore dans les nombreuses femmes qui lui succédèrent. La littérature illustrant l'idéologie officielle n'eut guère plus de succès. Personne toutefois ne met encore en doute la grandeur du tsar réformateur. Il faudra attendre Pouchkine et son Cavalier d'airain (1833) pour que la figure du tsar-démiurge soit magnifiée dans son ambiguïté catastrophique. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. La révolution entreprise par Pierre a certes libéré des énergies dont certaines pouvaient être captées au profit de l'État autocratique, mais en a contrarié ou développé par réaction bien d'autres, qui étaient moins facilement contrôlables. Le tsar ne sut pas mettre fin au conflit religieux qui déchirait la Russie chrétienne ni remédier aux maux du servage, dont la pesanteur s'accrut encore sous ses successeurs. Le désarroi spirituel du peuple, ignorant et toujours défiant envers les institutions ou les manières d'allure étrangère, mais volontiers séduit par les prédications radicales, se trahit dans la multiplication et la prolifération au cours du XVIIIe siècle des sectes religieuses les plus aberrantes, parfois les plus criminelles comme celles des Skakouny où « Sauteurs » qui recouraient au sacrifice humain ou encore des Skoptsy ou castrats volontaires. De cela la littérature ne dira mot jusqu'à la moitié du siècle suivant. Quant à l'acculturation des élites, elle s'accompagna de l'entrée désordonnée d'influences et de modes intellectuelles ou spirituelles étrangères qui devaient tôt ou tard se heurter à la tradition religieuse du lieu. La modernisation du pays ne saurait pour l'instant être plus qu'un spectacle. On sacrifiera beaucoup aux apparences, parfois somptueuses, de la civilisation. La réalité encore barbare, régie par la force nue, doit être mise entre parenthèses jusqu'à ce qu'elle veuille bien s'assagir sous l'effet d'une discipline patiente. L'État est trop fort et trop omniprésent pour une société civile encore embryonnaire et beaucoup de ses initiatives auront des effets inattendus. La nécessité de recruter une bureaucratie nombreuse et fortement hiérarchisée entraînera une démocratisation de la société instruite et accroîtra le nombre des sceptiques, des déclassés et des mécontents, sans combler pour autant l'hiatus qui sépare le peuple des élites. Toute une société d'employés modestes se développera qui parasitera l'État sans en partager nécessairement les principes et dont le ressentiment ou les aspirations confuses au changement resteront longtemps bâillonnés. La volonté parfois inconsciente de se définir à la fois face à un étranger prestigieux auquel on a emprunté son costume, sa science, sa culture, sa philosophie, mais aussi et en même temps face à un frère de sang dont on parle la même langue, mais qu'on redoute ou dont on rougit, est la marque même d'un malaise « identitaire », de nos jours banalisé par le désenclavement du tiers-monde, mais qui fut longtemps l'apanage des Russes, dans la mesure où ils avaient été touchés par l'Europe. Cette interrogation sur l'identité, sur l'appartenance à l'Occident ou à l'Orient, remâchée avec complaisance, sera une donnée permanente de la littérature comme de la pensée politique russe. Elle est au c°ur de la querelle entre slavophiles et occidentalistes et à l'origine du mouvement « eurasien » qui devait éclore au début du XXe siècle et s'accommoder de l'expansionnisme soviétique. Cela dit, la conscience d'une déchirure sociale, la tension permanente uploads/Litterature/ pdf-naissance-et-mort-du-classicisme-russe-pouchkine-et-le-magistere-de-l-ecrivain-pdf.pdf

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