OCTAVE MIRBEAU ET OSCAR WILDE En 1946, Borges écrivait d’Oscar Wilde : « Mentio

OCTAVE MIRBEAU ET OSCAR WILDE En 1946, Borges écrivait d’Oscar Wilde : « Mentionner le nom de Wilde, c’est nommer un dandy qui aurait aussi été poète, c’est évoquer l’image d’un monsieur tout entier consacré au pauvre dessein d’étonner par ses cravates et ses métaphores1 ». Il a beau ajouter aussitôt que ce n’est là qu’une « vérité partielle », et que Wilde était un « esprit ingénieux qui, de surcroît, avait raison2 », il n’en reste pas moins que cette image de marque a longtemps collé à la peau du père de Dorian Gray. Son contemporain Octave Mirbeau, le père de l’abbé Jules et de la femme de chambre Célestine, devait bien, lui aussi, l’avoir en tête, au moment où Wilde était fêté dans la high society et bénéficiait d’une gloire suspecte à ses yeux, un peu trop facile pour être vraiment honnête. Cette réputation de dandy et de fabricant de bons mots à la chaîne n’était guère de nature à rapprocher les deux écrivains, car Mirbeau n’avait que mépris pour ceux qui prétendaient afficher leur dérisoire supériorité par leur tenue vestimentaire et/ou leurs mots d’esprit : le dandy et “l’homme d’esprit” constituent deux engeances qui lui répugnent également. À propos de William Morris, il écrit par exemple : « Je me suis toujours méfié des gens qui ne s’habillent pas comme tout le monde [...] et qui, pour se distinguer de la foule, n’imagine[nt] pas de meilleur moyen que de révolutionner la forme de [leur] habit, la couleur de [leur] gilet et de se pavaner dans les rues déguisés en comparse[s] de cirque, en figurant[s] de cavalcade. Cela m’a toujours semblé d’une âme petite, vulgaire, impuissante3. » Quant à l’esprit, et au premier chef celui qu’on qualifie de “parisien”, il en a horreur, parce qu’il camoufle (mal) le néant de la pensée et de la sensibilité4, et il va jusqu’à affirmer qu’« il n’y a pas de pires ignorants, de pires imbéciles, de pires réactionnaires, par conséquent de plus dangereuses bêtes que ce qu’on appelle les hommes d’esprit5 ». Cette absence d’affinités est aggravée par d’évidentes divergences esthétiques, qui ne sont pas sans implications politiques. Mirbeau est l’incarnation même de l’intellectuel engagé dans les affaires de la cité et met son prestige, sa plume, sa fortune et son entregent au service des « misérables et souffrants de ce monde » auxquels il a « donné [son] cœur », selon la formule de Zola6. L’esthétisme de Wilde, étranger à toute préoccupation politique, doit donc lui apparaître comme une « lâche et hypocrite désertion du devoir social7 » ; par la suite, il conduira même notre dandy à éprouver de la sympathie pour un criminel intéressant, doté, selon lui, de courage et d’imagination, tel qu’Esterhazy, plutôt que pour un innocent pâlichon comme Dreyfus8. Par ailleurs, le chantre attitré de Monet, de Pissarro et de Rodin voit dans la nature l’alpha et l’oméga de la création artistique et, par conséquent, dans le préraphaélisme la plus pernicieuse et mortifère des erreurs esthétiques. En revanche, Wilde fraie tout “naturellement” avec les théoriciens et les praticiens de cette école dévoyée de « larvistes », « vermicellistes » et autres « kabbalistes », qui tournent à la nature « un dos méprisant » et dont l’art, éloigné de la vie, ne peut être, selon Mirbeau, que mort-né. Dès 1886, il avait tourné en dérision le vulgaire snobisme et les grotesques aspirations quintessenciées de Paul Bourget, caricaturé sous les traits du peintre Loys Jambois9, mais nombre des flèches dont il criblait son ancien ami auraient tout aussi bien pu viser Oscar Wilde, et le burlesque chapitre X du Journal d’une femme de chambre, inséré in extremis en juillet 1900, en conservera la trace : au cours d’un dîner-catastrophe chez un couple de snobinards, un éminent spécialiste « des subtils récits de péché et de sensations extraordinaires », « sir Harry Kimberly, musicien symboliste, fervent pédéraste », mais « si parfait gentleman, et si délicat, et si charmant, tellement charmant10 !... », évoque les « intimités » de ses bons amis préraphaélites et raconte, avec « la plus ardente extase », mais non sans un « déchirement douloureux », « une chose unique » à ses yeux : le « dîner rituel que le grand poète John-Giotto Farfadetti offrait à quelques amis, pour célébrer ses fiançailles avec la femme de son cher Frédéric-Ossian Pinggleton11 »... . Mais il y a plus grave encore que ces désaccords éthiques et esthétiques : la pédérastie affichées de Wilde est de nature à créer entre eux « un abîme infranchissable ». Mirbeau est en effet l’auteur de Sébastien Roch (1890), émouvant roman où, probablement victime lui-même d’abus sexuels au collège des jésuites de Vannes, il transgresse un tabou qui aura la vie dure pendant plus d’un siècle : le viol d’adolescents par les prêtres, qui constitue « le meurtre d’une âme d’enfant12 » – et qui, aujourd’hui enfin reconnu à une large échelle, contribue à ruiner le prestige et les finances de l’Église romaine13. Ce traumatisme du viol14 a entraîné chez lui une phobie durable de l’homosexualité masculine – qui pourrait bien, d’ailleurs, n’être que l’envers d’une attirance mal refoulée15 – et, plus encore, sa révolte contre les abus sexuels perpétrés sur des enfants et contre le trafic sexuel d’adolescents16. Dans une de ses Chroniques du Diable de 1885, le diablotin aux pieds fourchus qui signe l’article exprimait son « écœurement » et son « dégoût » pour les « messieurs bien mis » qui vont acheter les faveurs de « gamins » à des « familles d’ouvriers » dans la misère, et il en appelait à « la protection de l’enfance », avant de conclure : « Oh ! le balai, le grand balai, pour ceux qui sont pourris sans espoir17 ». Odon Vallet rappelle opportunément à ce propos que Wilde, aussi bien que Gide, mériterait deux ans de prison pour « tourisme sexuel » avec des adolescents : « La qualité d’écrivain n’y change rien. [...] Ce qui est fascinant dans un livre devient repoussant dans la vie et l’on passe vite du sublime de l’œuvre au sordide du fait divers18 ». Un défenseur des droits des enfants comme Mirbeau19 devrait donc logiquement en appeler au « grand balai » de la loi pour sanctionner sévèrement des abus qui le révoltent20. Dès lors on est tenté de s’étonner de le voir voler au secours de Wilde lorsque celui-ci est condamné au hard labour. Tandis que nombre de ceux qui auraient dû être les premiers à prendre sa défense préfèrent prudemment garder le silence, de peur de s’exposer à leur tour aux rigueurs de la loi ou à la réprobation de l’opinion publique, Mirbeau monte deux fois au créneau, en Premier Paris, dans les colonnes du Journal, quotidien qui tire alors à 600 000 exemplaires21 : le 16 juin 1895, dans « À propos du hard labour », et le 7 juillet suivant, dans « Sur un livre ». Le relativisme culturel22, l’impossibilité de définir ce qui est moral23 et la dialectique de la pourriture et de la beauté24, constituent autant d’arguments pour dénoncer « l’affreux supplice » infligé à « un parfait artiste » par une société qui se prétend civilisée, mais qui continue de recourir à de « vieilles coutumes barbares ». Quelles peuvent être les raisons qui ont poussé l’auteur du Jardin des supplices à s’engager de la sorte et à passer outre ses diverses réticences ? Notons tout d’abord que ces réticences, loin d’être oubliées, apparaissent en filigrane dans ses plaidoyers. Mais c’est visiblement parce qu’il lui semble nécessaire de les balayer pour avoir quelque chance de toucher et de convaincre la masse de ses lecteurs qui, peu ou prou, les partagent encore. • Réticences d’ordre esthétique, en premier lieu. Les « pages de philosophie et de sensualité » qu’il a appréciées dans Le Portrait de Dorian Gray lui permettent d’affirmer que « cette œuvre [est] supérieure à l’idée que nous nous faisons de l’esthétisme », que « le maniérisme n’y est point fatigant » et qu’ « il n’y a pas “trop de lys”, ainsi qu’on pouvait le craindre d’un homme qui en abusait tant, dans la vie25 ». Les réserves ne sont donc pas escamotées, mais elles ne sont plus que de pure forme et, largement compensées par de multiples compliments, elles pèsent bien peu dans la balance. • Réticences sur l’esprit de Wilde et ses célèbres paradoxes, ensuite. S’il est vrai, concède Mirbeau, que « quelques-uns furent excessifs, et franchirent, d’un pied leste, le seuil de l’interdit », ils sont « le plus souvent la forme saisissante et supérieure, l’exaltation de l’idée », ce que ne saurait comprendre la masse des imbéciles. Et d’expliquer : « Dès qu’une idée dépasse le bas niveau de l’entendement vulgaire, dès qu’elle ne traîne plus des moignons coupés dans les marécages de la morale bourgeoise et que, d’un vol hardi, elle atteint les hauteurs de la philosophie, de la littérature ou de l’art, nous la traitons de uploads/Litterature/ pierre-michel-octave-mirbeau-et-oscar-wilde.pdf

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