1 Plínio W. PRADO Jr Université de Paris VIII - Vincennes à Saint-Denis Départe
1 Plínio W. PRADO Jr Université de Paris VIII - Vincennes à Saint-Denis Département de philosophie Un Poète égaré au sein de l’Université (Wittgenstein et l’invention du « non-cours »)* Note liminaire. Le texte qui suit prolonge, précise et élargit l’étude sur le principe inconditionnel d’Université, dont il est ici le versant proprement affirmatif. Il déploie le motif de l’art de l’enseignement qui se trouve au cœur de cette zone d’expérimentations, d’activités non-finalisées et infonctionnelles qui sont, on l’aura vu, l’essence de l’Université d’après son principe d’autonomia.1 Son fil conducteur est donné par un cas exemplaire inattendu : les « non- cours » que Ludwig Wittgenstein invente à Cambridge, dans son appartement à Trinity College durant les années 30 et 40 : une sorte de dehors au-dedans de l’Université (lui qui abhorrait celle-ci). Ceux-ci constituent un modèle pour ainsi dire de résistance inventive et d’art d’enseigner – de l’art d’enseigner comme principe de résistance au « déclin de la culture » général, université et culte de la technoscience industrielle compris. * Essai paru dans la revue Lignes, n° 30 (Paris, octobre 2009), repris en allemand dans Plínio Prado, Das Prinzip Universität, Verlag Diaphanes, Zürich-Berlin, 2010. 1 Cf. Le Principe d’Université, point 4 : « Se donner le temps de désapprendre », §§ 16-17. 2 Un Poète égaré au sein de l’Université (Wittgenstein et l’invention du « non-cours ») Protocole. 1. Le titre fait allusion au poème de Ivor A. Richards, The Strayed Poet, consacré aux « Non- lectures » de Wittgenstein à Cambridge2 : de l’intérieur même de l’Université, le professeur- poète ouvre un dehors, fraye vers un ailleurs, expérimentant sur les limites – et à la limite – de l’Université et du jeu de langage de la didactique universitaire. Ainsi, à l’instar des critiques modernes de l’Université (de Schopenhauer et Nietzsche jusqu’à ladite école de Francfort, aux « penseurs français » et au-delà), le style d’enseignement du « strayed poet » affirme et accomplit l’Université selon son principe critique inconditionnel. Ce faisant il postule en acte une Université autre, sinon l’autre de l’Université, l’Université hors ou au-delà d’elle-même. De sorte que, comme nous allons le voir, errer ou s’égarer (to stray) est ici trouver, heuriskein, se donner la chance de l’invention, l’audace de l’investigation. Le « non-cours », c’est la quintessence de l’art d’enseigner. S’écarter est ainsi revenir au cœur de l’essence et du noyau historique de l’Université (cf. Principe d’Université, ibid.). Cette essence – sa tâche fondamentale – est de permettre finalement à chacun de travailler à devenir ce qu’il doit être, d’élaborer la forme qu’il convient de donner à sa conduite et à sa 2 I. A. Richards, “The Strayed Poet”, Internal Colloquies, Routledge, 1972. – Richards écrit ce poème au début des années 30, quand il suivait les « cours » de Wittgenstein (il avait donc déjà publié à cette date plusieurs ouvrages autour de la critique littéraire, dont The Meaning of Meaning avec C. K. Ogden, que Wittgenstein critiquait à cette même époque). 3 vie ; ou pour le dire dans les termes de Nietzsche (parents de ceux de Schopenhauer, qu’il suit, ainsi que de ceux de Wittgenstein, qu’il anticipe) : « faire de l’Homme un Homme »3. 2. Les textes sur lesquels s’appuient ou dont s’inspirent particulièrement les présents fragments sont essentiellement « littéraires » ou, si l’on préfère, non-universitaires : en plus du poème The Strayed Poet, la pièce de théâtre notamment de l’écrivain néerlandais Peter Verburgt, Wittgenstein Incorporated4. Outre naturellement le dit de Wittgenstein, conservé d’après les notes et témoignages des auditeurs et des biographes, et ce qu’il écrit dans ses carnets, journaux, lettres, sans oublier évidemment ce qui est reconnu officiellement comme l’œuvre « proprement philosophique » par l’Université, selon le cloisonnement tout académique (et anti-wittgensteinien) que celle-ci veille à maintenir entre l’œuvre et la vie, la pensée et la biographie, etc. (Wittgenstein enseignant à l’Université : ample programme, ouvrant sur un champ où presque tout reste à défricher. Cela couvre largement l’après- Tractatus logico-philosophicus (qui s’attachait déjà, à sa façon, à conduire le lecteur à une certaine manière de vivre) et rencontre immanquablement la question épineuse et cruciale du corpus des écrits wittgensteiniens.) Comme de juste, le recours à la « littérature » (théâtre, poésie, roman) n’est aucunement un hasard ici, ni accessoire, mais absolument nécessaire. Suivant Richards, si Wittgenstein enseignant peut être dit lui-même poète, c’est d’abord au sens shelleyen de l’être aux prises avec le langage, en lutte avec lui, en lui et contre lui5. L’enjeu de ce combat est éminemment la limite entre ce qui peut et ce qui ne peut pas être exprimé. Il fait signe vers le sens de l’inexprimable, qui n’est nullement l’insignifiance, mais le sens de « ce qui est le plus important » (ou si l’on préfère, le sens de la valeur absolue de 3 Nietzsche, Schopenhauer éducateur, in Considérations intempestives, tr. fr. Bianquis, Aubier, 1976, p. 26. 4 P. Verburgt, Wittgenstein Incorporated, Rothschild & Bach, 1990; crée au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis et au Festival d’Avignon en 1991, mise en scène par Jan Ritsema, interprétée par Johan Leysen. – Il faudrait mentionner également le film Wittgenstein de Derek Jarman, ainsi que les romans de Thomas Bernhard. 5 « Nous sommes en lutte avec la langue (Wir stehen im Kampf mit der Sprache) » (Wittgenstein, Remarques mêlées, tr. fr. Granel, T.E.R., 1984, p. 21). Agonistique à mettre en rapport avec la déclaration souvent citée sur sa « position à l’égard de la philosophie » : « La philosophie, on devrait proprement ne l’écrire qu’en poèmes (dichten) » (op. cit., p. 35, trad. modifiée). 4 l’existence) : il est au principe de l’attitude éthique. Et la « littérature », de l’aveu de Wittgenstein (par exemple à Maurice Drury), est justement ce qui par excellence peut accéder en un sens au reste inexprimable6. Or en tant que tel, le sens de l’inexprimable est à l’horizon de ce qui se passe, voire se montre, au cours du « non-cours » de Wittgenstein. Enjeu ultime : vivre selon les différences que m’apprend l’écoute du langage au travail et, par-dessus tout, la différence entre le monde (dicible) et le sens du monde (ou de l’existence) (indicible)7. Remarquable : cela a lieu au cœur même de l’Université. (À condition, il est vrai, de satisfaire à un certain nombre de réquisits, dont le premier est le maintien d’une région extérieure à l’intérieur, la zone d’expérimentations infonctionnelles dite). En ce sens le « strayed poet » est une figure socratique inactuelle errant parmi des universitaires.8 3. Il s’ensuit que le « Wittgenstein » évoqué dans ces pages doit être vu, non pas tant comme une « référence » discursive, scolaire, bibliographique, universitaire (à laquelle on se rapporte ou en appelle, plus ou moins pieusement, comme à une autorité, renvoyant à une discipline établie, avec ses discours ou topoi canoniques, ses orthodoxies, ses codes, ses exclusions, etc. – bref, tout ce que Wittgenstein lui-même honnissait9). Au contraire, il doit plutôt être vu comme le nom d’une probité, l’adresse d’un impératif sans condition, la figure d’un engagement existentiel, éthique, sinon éthico-politique, d’une exigence sans faille ni concession à l’égard de la question par excellence : de quelle manière faut-il vivre ? 6 Maurice O’Connor Drury, Conversations avec Ludwig Wittgenstein, tr. fr. et présentation J.-P. Cometti, PUF, 2002. Sur la question de la forme littéraire, inscrite dans le Tractatus, voir G. Gabriel, « La logique comme littérature ? Remarques sur la signification de la forme littéraire chez Wittgenstein », in P. Hadot, Wittgenstein et les limites du langage, Vrin, 2004. 7 Tractatus logico-philosophicus, tr. fr. Granger, Gallimard, aphorisme 4.115. 8 Wittgenstein répondrait ainsi à sa manière, en acte, à la question impliquée dans la leçon inaugurale de Heidegger en 1929, Qu’est-ce que la métaphysique ?, contemporaine de la Conférence sur l’éthique : peut-il y avoir d’épreuve fondamentale de l’« existence du monde » (dans l’angoisse ou dans l’étonnement) à l’Université ? 9 Voir Drury, op. cit. ; Br. McGuinness, Young Ludwig: Wittgenstein's Life, 1889-1921, Oxford University Press, tr. fr. Tenenbaum, Seuil, 1991 ; R. Monk, The Duty of Genius, Penguin Books, 1991, tr. fr. Gerschenfeld, Odile Jacob, 1993. 5 Au moment où les normes économiques du revenu pénètrent de façon sans précédent les activités de l’esprit (comme on le voit clairement aujourd’hui dans le contexte français- libéral desdites « réformes » de l’Université), voilà le cas d’un professeur qui à contre- courant, et au sein même de l’Université, entreprend de faire l’anamnèse de la question première et fondamentale, explosive, intéressant directement tout un chacun : comment vivre, et qu’est-ce qu’une vie qui vaut d’être vécue ? Question indissolublement éthique et esthétique à vrai dire, que suivant le principe d’Université il pose, dans l’Université, à l’Université et contre l’Université. « Changer de mode de vie. » 4. Il s’agit donc de l’antique question, toujours actuelle. Comment mener une vie qui vaille ? Vivre – et partant, mourir – est-ce quelque chose qui peut être appris ? Telle est en tout cas la définition uploads/Litterature/ plinio-prado-un-poe-te-e-gare-au-sein-de-l-x27-universite.pdf
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- Publié le Sep 17, 2021
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