1 Présupposition et implicature : où passe la frontière ?1 Jacques Moeschler2 D
1 Présupposition et implicature : où passe la frontière ?1 Jacques Moeschler2 Département de linguistique, Université de Genève jacques.moeschler@unige.ch Introduction Il en est de la science comme des informations journalistiques : certains événements apparaissent, mobilisent les médias et le public, puis disparaissent, sans raison précise, et réapparaissent sans prévenir, sans que quiconque ne comprenne pourquoi. Dans le domaine de la linguistique théorique, un certain nombre de thèmes dominent une voire deux décennies, disparaissent et certains reviennent 3. Dans les domaines de la sémantique et de la pragmatique, les années soixante-dix et quatre-vingt-dix ont vu un grand nombre de travaux sur les présuppositions (Kempson, 1975, Wilson, 1975, Kiparsky et Kiparsky, 1971, Gazdar, 1979, Ducrot, 1972, Rogers et al., 1977, Oh et Dinneen, 1979, Kiefer, 1974, Levinson, 1983 pour une synthèse) et les actes de langages (Cole et Morgan, 1975, Searle, 1969, 1979, Searle et Vanderveken, 1985), alors que depuis les années quatre-vingt- dix, c’est essentiellement le thème des implicatures qui est en pool position (Levinson, 2000, Sperber et Wilson, 1986, Horn, 1984, 1989, Geurts, 2010, Blakemore, 1992, Carston, 2002, Chierchia et McConnell-Ginet, 1990, Chierchia, 2013, Potts, 2005). Cela dit, tous les handbooks publiés depuis le début des années 2000 ont des entrées sur ces trois thèmes, avec une insistance plus forte sur la question des présuppositions et des implicatures que sur celle des actes de langage (cf. par exemple Moeschler et Reboul, 1994, Horn et Ward, 2004, Schmid, 2012, Allan et Jaszczolt, 2012). 1 Article écrit dans le cadre du projet de recherche FNSRS LogPrag (Sémantique et pragmatique des mots logiques, projet n° 100012_146093, 2014-2017). Merci à Joanna Blochowiak et à Karoliina Lohiniva pour leurs commentaires. 2 Je dédie cet article aux victimes de l’attentat contre Charlie Hebdo du 7 janvier 2015. Ce jour-là, j’étais en pleine rédaction, que j’ai alors interrompue. Bernard Maris m’a appris à lire l’économie autrement, Wolinski a formé ma jeunesse, et Cabu a été le caillou dans la chaussure qui oblige à réfléchir. Ma pensée accompagne les autres victimes, quel qu’ait été leur fonction dans le journal. Qu’ils en soient tous remerciés, à jamais ! 3 Ceci n’est pas exclusif de la sémantique et de la pragmatique : on constate par exemple que l’un des thèmes centraux de la thèse de Ross (1968), les îlots, est redevenu au centre de la théorie de la localité et de la minimalité relativisée (Rizzi, 1990, 1994). 2 Ces dernières années, un regain d’intérêt pour la présupposition a été observé, et peut certainement s’expliquer à cause des changements importants de la théorie sémantique, notamment la sémantique dynamique (Roberts, 2004, Beaver, 2001) et la sémantique intensionnelle (von Fintel et Heim, 2011) – pour une synthèse, voire Beaver et al. (2013). D’un autre côté, des notions anciennes, dans la perspective de la pragmatique gricéenne, comme les implicatures conventionnelles, sont revenus au centre d’un certain nombre de recherches, notamment sur les particules et des phénomènes comme les clivées et les phrases exclusives (Beaver, 2014). Le tableau général, ancien, qui faisait des présuppositions un phénomène sémantique et des implicatures un phénomène pragmatique, s’est cependant fissuré dès les premiers travaux gricéens sur la présupposition, comme l’ont montré les ouvrages de Kempson et de Wilson, publiés tous les deux en 1975. Dès la fin des années 70, des tentatives ont été faites pour renoncer à la notion de présupposition, soit en recourant au concept d’implicature conventionnelle (Karttunen et Peters, 1979), soit à celui d’implication ordonnée (Wilson et Sperber, 1979), soit encore en abandonnant la définition classique des présuppositions (basées sur la relation d’implication) pour lui donner un contenu pragmatique (Stalnaker, 1977). Dès lors, il semble utile de clarifier la portée et le domaine de concepts comme ceux de présupposition sémantique, présupposition pragmatique, implicature conventionnelle et implicature conversationnelle. Cet article a pour objectif de donner une place précise à ces notions dans le cadre d’une approche pragmatique formelle, basée principalement sur le travail fondateur de Grice (1989). Il aura aussi comme objectif second de réfléchir à la question de l’interface sémantique-pragmatique, et des critères qui permettent d’en donner une frontière précise. Le chapitre est construit de la manière suivante. La section 2 rappelle quelles sont les principales options permettant de définir sémantique et pragmatique. La section 3 examine les versions classiques des présuppositions sémantique et pragmatique. La section 4 donne les définitions des principaux types d’implicatures, et enfin la section 5 propose des critères permettant de différencier présupposition et implicature. 2. Sémantique et pragmatique Depuis la thèse de Gazdar (1979), la frontière entre la sémantique et la pragmatique a été définie d’une manière claire, sur la base de critères définis par Grice (1989) : la pragmatique = le sens – les conditions de vérité. 3 Cette définition a permis de donner lieu à des périmètres précis pour la sémantique et la pragmatique : la sémantique a pour objet la signification vériconditionnelle, la pragmatique la signification non vériconditionnelle. La signification vériconditionnelle correspond à ce que la philosophie du langage a défini comme le sens et la référence : c’est l’étude de la proposition exprimée par la phrase. Deux précisions doivent être faites : (i) la proposition correspond au sens littéral ; (ii) le sens littéral n’est pas équivalent à la signification linguistique ou compositionnelle. La première précision implique que la proposition a deux composants : le sens et la référence, ce qui correspond à la définition classique d’Austin4 et de Searle5, dans la théorie des actes de langage, alors que la seconde implique que la détermination de la proposition exprimée, correspondant au sens littéral, n’est pas le résultat compositionnel de la signification linguistique, mais un processus contextuel6. La proposition, à savoir le contenu qui peut être évalué comme vrai ou faux, est donc le résultat d’un processus à la fois sémantique et pragmatique : il est sémantique parce qu’il est compositionnel et il est pragmatique parce que contextuel7. Cette première définition est conforme à l’un des premiers programmes de recherche en pragmatique, qui a consisté à comprendre le rapport entre le sens littéral et le sens non littéral, ou implicité. On citera, dans la théorie des actes de langage, les hypothèses de Searle sur les actes de langage indirects, dans lesquels le locuteur réalise deux actes illocutionnaires, un acte secondaire (par exemple de question comme en 1) et un acte illocutionnaire primaire, ici de requête (2) (cf. Searle, 1979) : (1) Peux-tu me passer le sel ? (2) Je te demande de me passer le sel. 4 Dans Austin (1962 : 94), la signification (meaning) est définie comme sens et référence : « the utterance [of certain words with a certain construction] with a certain ‘meaning’ in the favourite philosophical sense, i.e. with a certain sense and with a certain reference ». 5 Correspondant aux actes de référence et de prédication (Searle, 1969 : 23). « Referring and predicating = performing propositional acts » (ibid. : 24). 6 « (…) in general the notion of literal meaning of a sentence only has applications relative to a set of contextual or background assumptions » (Searle, 1979 : 117). 7 Le même argument peut être donné pour les actes de référence : l’attribution d’un référent à une expression référentielle est un processus pragmatique (Strawson, 1950). 4 De même, dans sa théorie des métaphores, Searle décrit le sens métaphorique (PAR) comme dérivé d’un sens littéral (MET), dont l’un des critères est la fausseté de la proposition exprimée8. Ce genre d’approche, que Ortony (1979) a qualifié de non constructiviste, à savoir distinguant entre sens littéral et sens non littéral, en faisant de l’étape du sens non littéral un passage obligé pour obtenir le sens intentionné du locuteur, correspond à la stratégie décrite par Grice pour la dérivation du sens implicité (ou implicature). Voici comment Grice décrit le calcul d’une implicature : « A general pattern for the working out of a conversational implicature might be given as follows : ‘He as said that p ; there is no reason to suppose that he is not observing the maxims [of conversation], or at least the CP [cooperative principle] ; he could not be doing this unless he thought that q ; he knows (and knows that I know that he knows) that I can see that the supposition that he thinks that q is required ; he has done nothing to stop me thinking that q ; he intends me to think, or is at least willing to allow me to think, that q ; and so he has implicated that q’ » (Grice, 1989 : 31). Dans le cas des implicatures, la correspondance entre non-littéralité et non-vériconditionnalité est parfaite : une implicature (cf. section 4) est une signification à la fois non littérale et non vériconditionnelle. Elle est non littérale car elle est calculée sur la base de ce qui est DIT, et elle est non vériconditionnelle, car elle ne contribue pas aux conditions qui déterminent la vérité d’une phrase. Ceci peut être illustré à la fois par les implicatures conventionnelles (3) et par les implicatures conversationnelles (4) : (3) a. Même uploads/Litterature/ presupposition-et-implicature 1 .pdf
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- Publié le Jul 02, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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