J’ emprunterai la définition d’un écologiste à Aldo Leopold, ce fores­ tier amé

J’ emprunterai la définition d’un écologiste à Aldo Leopold, ce fores­ tier américain qui, à la fin de sa vie, publia l’Almanach d’un com­ té des sables, livre dont la publication posthume, en 1949, devait rencontrer un prodigieux succès, et devenir la référence incontestée des éthiques environnementales. Dans la tradition des récits de nature inau­ gurée par Thoreau dans Walden, le livre de Leopold se présente comme une série de vignettes ou d’historiettes, égrainées selon les mois de l’an­ née. Il y présente la vie qu’il mène dans son domaine du Wisconsin (le « comté des sables ») à la rencontre de la nature. On peut y trouver ceci: « J’ai lu de nombreuses définitions de ce qu’est un écologiste, et j’en ai moi- même écrit quelques-unes, mais je soupçonne que la meilleure d’entre elles ne s’écrit pas au stylo, mais à la cognée. La question est: à quoi pense un homme au moment où il coupe un arbre, ou au moment où il décide de ce qu’il doit couper? Un écologiste est quelqu’un qui a conscience, hum­ blement, qu’à chaque coup de cognée, il inscrit sa signature sur la face de sa terre. Les signatures diffèrent entre elles, qu’elles soient tracées avec une plume ou avec une cognée, et c’est dans l’ordre des choses. » L’écologiste est présenté comme quelqu’un qui agit, et cette réfé­ rence à l’action me paraît remarquable pour trois raisons, au moins. 1. Agir dans la nature et avec elle Là où la traduction (généralement très bonne) parle d’« écologiste », le terme qui figure en anglais est celui de conservationist, autrement dit (si l’on traduit mot à mot) un protecteur de la nature. Or, à l’époque où vivait Leopold (et encore largement maintenant), protéger la na­ ture, aux États-Unis surtout, c’est s’abstenir, c’est ne pas intervenir. La nature que l’on entend protéger est désignée comme wilderness, un espace sauvage, intouché par l’homme. Le texte juridique qui ré­ git la protection de la nature aux Etats-Unis, le Wilderness act désigne celle-ci comme un « espace où la terre et sa communauté de vie ne sont pas entravées par l’homme, où l’homme lui-même est un visiteur qui ne reste pas ». L’important, donc, est de laisser de tels espaces à eux- mêmes, hors de toute emprise humaine. Les éthiques environnemen­ tales sont, dans leur grande majorité, des éthiques du respect, ce qui s’entend, le plus souvent, comme de la non intervention, du non agir. Qu’est-ce qu’un écologiste ? Catherine Larrère CATHERINE LARRÈRE Professeur émérite à l’Université de Paris I-Panthéon-Sorbonne. Spécia­ liste de philosophie morale et poli­ tique, elle s’intéresse aux questions éthiques et politiques liées à la crise environnementale et aux nouvelles technologies. Catherine Larrère est Présidente de la Fondation de l’Ecologie Politique. Dernier ouvrage paru: Penser et agir avec la nature, avec Raphaël Larrère (La Découverte, 2015). Les Notes de la FEP N°1 - Février 2014 (réédition: mai 2015) #Nature #HistoireDeL’Écologie #Environnement #PenseursÉcologistes Ce n’est pas le cas pour Leopold. Protéger la nature, pour lui, c’est agir, intervenir, et peut-être même dé­ truire. Dans le passage qui précède immédiatement celui que je viens de citer, il se demande comment « savoir quels arbres il faut abattre pour le bien de la terre ». Il poursuit en s’interrogeant sur ses choix, lorsqu’il s’agit de planter : donne-t-il la préférence aux pins ou aux bouleaux ? S’il peut ainsi conjuguer ses préférences personnelles et le « bien de la terre », c’est qu’il ne se considère pas comme en dehors de la nature. Il en fait partie et cette appartenance est source de devoirs moraux. C’est la leçon première de son éthique qu’il énonce dans la préface de son livre : « La terre en tant que communauté, voilà l’idée de base de l’écologie, mais l’idée qu’il faut aussi l’ai­ mer et la respecter, c’est une extension de l’éthique. » Dans sa définition d’un écologiste, Leopold réflé­ chit à partir de sa pratique de forestier. Quelqu’un qui agit de façon intentionnelle, de façon à interve­ nir dans le cours de la nature, de façon à l’infléchir dans le sens où il l’entend, mais sans pour autant la dominer. Il ne s’agit pas d’agir sur la nature ou contre elle, mais avec elle, dans un rapport de par­ tenariat. Le problème n’est donc pas de s’abstenir d’agir, mais d’agir en sachant ce que l’on fait, en réfléchissant aux conséquences. Aussi la définition de Leopold, qui se demande quels arbres couper et quels arbres planter, ne se limite-t-elle pas à la pro­ tection de la nature, elle vaut comme métaphore de notre agir, un agir conscient de la façon dont il s’ins­ crit dans son environnement, un agir écologique. 2. Agir et plus seulement avertir Un écologiste c’est quelqu’un qui agit, pas un in­ tellectuel : la bonne définition s’écrit avec « la co­ gnée » et pas avec « un stylo ». La critique des livres et d’un savoir purement livresque est fré­ quente chez les amoureux de la nature, à com­ mencer par Rousseau. Ce qui ne l’empêche pas d’écrire et d’écrire fort bien. Ce qui est le cas de Leopold : l’Almanach d’un comté des sables est un superbe livre. Les écologistes savent écrire. Si les livres nous détournent souvent de la réalité, un bon livre peut nous y ramener. Les écologistes ont souvent été des lanceurs d’alerte. Ils ont attiré l’attention sur les conséquences - extrêmement no­ cives - de nos actions techniques dans la nature. Ce fut le cas, notamment, dans les années 1960, quand un certain nombre de scientifiques sont sortis de leur réserve habituelle pour prendre publiquement la parole. En 1962, Rachel Carson, une spécialiste de biologie marine, a mis en évidence, dans Silent Spring (Printemps silencieux) les effets cumulés des pesticides, comme le DDT, quand ils se diffusent dans la chaîne alimentaire. Le livre eut un grand succès auprès du public et joua un rôle important dans l’éveil de la conscience écologique, il provo­ qua également des réactions violentes de la part des firmes de l’industrie chimique qui accusèrent Ra­ chel Carson d’être « une bonne femme hystérique » diffusant des mensonges. En 1972, le rapport Meadows, du club de Rome, a montré l’impossibili­ té d’une croissance illimitée sur une terre limitée. À la fin des années 1980, Edward O. Wilson, un biolo­ giste qui était resté jusque là dans une attitude de neutralité, a dénoncé la disparition accélérée des espèces en popularisant le terme de biodiversité. Il a contribué à faire de la biologie de la conserva­ tion une « science militante », une science d’action. C’est qu’il ne suffit pas de révéler, d’alerter. Il faut également agir. Le film d’Al Gore, Une vérité qui dérange (An Inconvenient Truth) est une présenta­ tion claire, pédagogique, frappante du changement climatique : ses mécanismes, ses effets. Tout est fait pour capter l’attention : le film alterne la pré­ sentation didactique et les moments personnels, l’information scientifique et les images émou­ vantes. Nous ne pouvons qu’être convaincus de la gravité de la situation. Mais que faire ? Le contraste est frappant entre la sévérité du tableau présenté (on pourrait même reprocher au film d’être net­ tement catastrophiste), et la pauvreté des solu­ tions proposées. Avec le générique de fin, défilent quelques conseils : éteindre la lumière en sor­ tant, prendre des douches plutôt que des bains.... C’est dérisoire, parce que cela reste individuel. Il y a un décalage choquant entre l’ampleur - globale - du problème et la modestie des actions proposées. Si, en reprenant une définition de Leopold, un éco­ logiste est quelqu’un qui agit en réfléchissant aux conséquences de ses actes, et si ces actes sont indi­ viduels, Al Gore n’est pas un écologiste. Tout au long du film, on le voit traverser des aéroports en tirant sa valise. Et encore le film ne précise pas que c’est - 2 - Note n°1 - Février 2014 Qu’est-ce qu’un écologiste ? vers son avion personnel qu’il se dirige. Du point de vue du bilan carbone, ce n’est pas excellent. Mais les actions ne peuvent pas être seulement in­ dividuelles. A problème global, il faut des solutions, sinon globales, du moins collectives. Ce qui pose la question de la dimension politique de l’écologie. 3. Agir : le naturel et le social Le bûcheron et sa cognée sont, pour Leopold, une métaphore de nos rapports à la nature : agir en sa­ chant ce que l’on fait, agir en cohésion, en collabora­ tion avec la nature. Mais il y voit aussi une métaphore de nos rapports sociaux. Dans la préface de l’Alma­ nach, il nous invite à « réévaluer ce qui est artificiel, domestique et confiné à l’aune de ce qui est naturel, sauvage et libre .» Il nous propose ainsi d’instiller un peu de sauvage dans notre vie sociale et politique. Il s’inscrit dans la continuité de Thoreau. Si celui-ci considérait que « in wildness is the preservation of the world » (le salut du monde se trouve dans la vie sauvage), c’est uploads/Litterature/ qu-x27-est-ce-qu-x27-un-ecologiste.pdf

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