OSEKI-DÉPRÉ. Remarques sur la traduction de la poésie Belas Infiéis, v. 1, n. 2

OSEKI-DÉPRÉ. Remarques sur la traduction de la poésie Belas Infiéis, v. 1, n. 2, p. 7-18, 2012. 7 REMARQUES SUR LA TRADUCTION DE LA POESIE Inês Oseki-Dépré (Professeur émérite Université d’Aix-Marseille-France) inesoseki@gmail.com Résumé: S’il y a un critère pour définir l’objet “poésie”, il est, à mon avis contenu dans la traduction de la poésie. En effet, selon qu’un texte poétique est ou non “traduisible”, on peut en distinguer trois catégories: le texte est intraduisible; le texte est littéralement traduisible; le texte est traduisible moyennant des transformations dans le but d’obtenir une traduction “isomomorphe”.Ceci nous amène à une autre considération: la poésie s’inscrit dans le langage, certes, mais surtout dans une langue, dans sa langue et, de ce fait, lorsqu’elle est transposée dans une autre langue, des problèmes vont apparaître. Enfin, il s’agit dans le présent article de rendre rapidement compte de l’état de la poésie contemporaine en France. D’où la conclusion: la poésie est universelle mais pas toujours. Mots clés:Traduction, traduction littérale ou “source oriented”, traduction libre ou “target oriented”, poesie contemporaine, novlangue, traductibilite, intraductibilité, intentio operis, intentio auctoris. Resumo: Se há um critério para definir o objeto “poesia”, ele está, em minha opinião, contido na tradução de poesia. Com efeito, conforme o texto poético seja ou não “traduzível”, pode-se distinguir três categorias: o texto intraduzível; o texto é literalmente traduzível; o texto é traduzível mediante transformações com o fito de obter- se uma tradução “isomórfica”. Isso nos leva a outra consideração: a poesia se inscreve na linguagem, claro, mas, sobretudo, numa língua, na sua língua, e, em decorrência disso, quando é transportada noutra língua, surgirão problemas. Enfim, trata-se no presente artigo de dar rapidamente conta do estado da poesia contemporânea na França. Donde a conclusão: a poesia é universal, mas nem sempre. Palavras-chave: tradução literária ou “source oriented”, tradução libre ou “target oriented”, poesia contemporânea, novlangue, tradutibilidade, intradutibilidade, intentio operis, intentio auctoris. a traduction de la poésie apparaît comme un moyen de dégager non seulement une méthode qui permettrait d’effectuer des re-créations poétiques (ou transcréations) mais également d’identifier quelques unes des caractéristiques de la poésie contemporaine. J’aimerais, à ce propos, évoquer dans un premier temps la notion d’isomorphisme, chère à Haroldo de Campos, grand poète, essayiste et traducteur brésilien. Dans un second temps, j’évoquerai la question de la pratique de la traduction de poésie, et enfin, les questions relatives à la langue en rapport avec les différentes poétiques dans lesquelles elle se manifeste. Ce faisant, il se dégagera une image aporétique de la poésie oscillant entre l’universel et le singulier. L OSEKI-DÉPRÉ. Remarques sur la traduction de la poésie Belas Infiéis, v. 1, n. 2, p. 7-18, 2012. 8 Selon Haroldo de Campos, la traduction de la poésie doit s’appuyer sur le principe d’isomorphisme pour que le texte traduit soit en conformité avec l’original, voire s’y substitue en langue d’arrivée. L’isomorphisme, on le sait, est une notion empruntée à la mathématique.1 Transposé sur la traduction littéraire. Selon Haroldo de Campos, il s’agit de: Traduire la forme, en d’autres termes, le “mode d’intentionalité” (Art des Meinens) d’une œuvre – une forme signifiante, par conséquent, intracode sémiotique – signifie, en termes opérationnels d’une pragmatique du traduire, refaire le parcours configurateur de la fonction poétique, en le reconnaissant dans le texte de départ et en le re-inscrivant, en tant que dispositif d’engendrement textuel, dans la langue du traducteur, pour aboutir au poème trans-créé comme projet isomorphique du poème original (CAMPOS, 1981, p. 181). Autrement dit, produire une traduction “isomorphique”, où la “relation intime et réciproque entre les langues” (Benjamin) vise à “dés-occulter… sous la couleur d’une ‘affinité élective’, leur forme sémiotique essentielle” (CAMPOS, 1981, p. 189) qui n’implique pas, pour la poésie, des restrictions métriques “jeu parcimonieux des rimes terminales et la compulsion métrique” (CAMPOS, 1981, p. 189). Le point de départ de l’opération traduisante est donc la description (formulée ou non- formulée) de l’objet à traduire, c’est-à-dire le poème original. Le présupposé d’Haroldo de Campos est que le poème original figure ce que Roman Jakobson appelle la fonction poétique quant à la matérialité du signifiant et quant à la projection de l’axe paradigmatique sur l’axe syntagmatique. C’est donc en “démontant” la machine du poème et la remontant ensuite, qu’Haroldo de Campos a produit de magnifiques traductions de Dante, Mallarmé, Pound, Joyce, entre autres. Je reprends un exemple que j’ai déjà cité dans un ouvrage précédent (OSEKI-DÉPRÉ, 2006). Il s’agit de la traduction de la Canzone de Guido Cavalcanti. CANZONE (Guido Cavalcanti c.1259-1300) Donna mi prega, – perch’eo voglio dire D'un accidente – che sovente – è fero Ed è si altero – ch’é chiamato amore: Si chi lo nega – possa ‘l ver sentire! Ed a presente – conoscente – chero, Perch’io no spero – ch’om di basso core A tal ragione porti canoscenza: OSEKI-DÉPRÉ. Remarques sur la traduction de la poésie Belas Infiéis, v. 1, n. 2, p. 7-18, 2012. 9 Chè senza – natural dimonstramento Non ho talento – di voler provare Là dove posa e chì lo fà creare, E qual sia sua vertute e sua potenza L'essenza – poi e ciascun suo movimento, É ‘l piacimento – che’l fà dire amare, E s’omo per veder lo pó mostrare (…) (CAVALCANTI, 1967, p. 47, extraits). La traduction de Haroldo de Campos2 (1970), poète contemporain, maintient comme Ezra Pound, autre traducteur de Cavalcanti, un langage à la fois archaïsant et moderne en plus de la rime et de la cadence qui, comme on l’a signalé, sont pour le poète américain3 les vecteurs de l’émotion. Pediu-me uma Senhora fale agora Dum acidente geralmente forte E de tal porte que é chamado Amor Quem ora o nega prove-o novamente Mas um presente entendedor requeiro Nem espero de um baixo coração Conhecimento aberto desta razão Se não se apega a natural sustento Meu intento não vai poder provar Onde êle nasce e quem o faz criar Qual é sua virtude e sua potência A essência e depois o movimento O encantamento que há em dizer amar E se alguém pode vê-lo à luz do olhar4 OSEKI-DÉPRÉ. Remarques sur la traduction de la poésie Belas Infiéis, v. 1, n. 2, p. 7-18, 2012. 10 (…) Dans le poème original, les rimes sont fréquemment extérieures, initialement en terza rima: v.1/ v.4; v.2/v.5; v.3/v.6, alternant avec des rimes intérieures (canoscenza (v.7) – chè senza (v.8); dimostramento (v.8) - non ho talento (v. 9), suivies de deux rimes (riches): provare (v.9)/creare (v. 10). Les deux vers suivants contiennent des rimes intérieures Potenza (v.11) - L’essenza (v.12); movimento (v. 12) - piciamento (v.13) et le poème se termine sur deux vers aux rimes plates (distique): amare, mostrare. Or, à la lecture du poème brésilien, on note des transformations par rapport à l’original. La traduction d’Haroldo de Campos condense le poème de Cavalcanti, qui de 14 devient un poème de 10 vers. Les rimes sont riches, semi-batelées (fin de vers/coupe) senhora/agora; acidente/geralmente; forte/porte; Amor/entendedor; novamente/presente; requeiro/espero (assonance); sustento/intento, ou plates et le poète ne maintient les rimes finales qu’aux deux derniers vers de manière particulière. Il fragmente ainsi le décasyllabe en vers plus brefs (à l’instar de ses propres poèmes), il supprime, comme Pound, les tirets de la version italienne et crée une respiration différente, avec des “blancs”, les pauses, sans ponctuation. Le poème apparaît dans son essence, lapidaire. Peut-on dire qu’il s’agit d’une traduction littérale? Comment justifier ici le principe d’isomorphisme que revendique le poète? Haroldo de Campos est de ceux pour qui la traduction doit répondre aux trois fonctions énumérées par Ezra Pound : lecture, critique et recréation poétique. La fonction de recréation poétique est d’autant plus relevante qu’elle constitue, à ses yeux, non seulement un instrument pour le poète lui-même mais le moyen le plus adéquat pour la formation d’une culture nationale.5 Ainsi, à l’instar d’Ezra Pound, ses traductions couvrent des larges pans de l’histoire littéraire, allant de James Joyce (Finnegans Wake) à Maïakovski; des troubadours aux poètes russes; de Dante (Le Paradis) à Mallarmé; du théâtre No à Octavio Paz et Ezra Pound (Cantares); de la Bible (l’Ecclésiaste, Bere’shith) à l’Iliade.6 La traduction de textes créatifs devient une création parallèle, mais autonome. Comment? En traduisant le signe lui-même, c’est-à-dire, sa tangibilité, sa matérialité (propriétés sonores, propriétés graphico-visuelles), enfin, tout ce qui forme, pour Charles Morris, l’iconicité du signe esthétique, compris comme “signe iconique” – celui “qui est d’une certaine façon pareil à ce qu’il dénote”.7 Une certaine forme de littéralité en somme. Mais une littéralité pensée en termes modernes ou comme le dit Jacques Derrida,8 la OSEKI-DÉPRÉ. Remarques sur la traduction de la poésie Belas Infiéis, v. 1, n. 2, p. 7-18, 2012. 11 traduction “littérale” (ou relévante) serait une traduction qui prendrait place (qui relève) de l’original mais qui le relèverait en même temps. Dans un second temps, il s’agit de proposer une recréation du texte original “à travers les équivalents dans notre langue de toute l’élaboration formelle (sonore, conceptuelle, imagée)”, dans le dessein de parcourir les étapes créatives originales. Ce qui, concrètement, revient à privilégier la forme (allitérations, paronomases, assonances) autant sinon uploads/Litterature/ remarques-sur-la-traduction-de-la-poesie.pdf

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