ŒUVRES COMPLÈTES DE MICHEL BUTOR SOUS LA DIRECTION DE MIREILLE CALLE-GRUBER II

ŒUVRES COMPLÈTES DE MICHEL BUTOR SOUS LA DIRECTION DE MIREILLE CALLE-GRUBER II RÉPERTOIRE 1 ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE LES BONHEURS DE L’ESSAI À l’école de Montaigne Toute cette fricassée […] n’est qu’un registre des essais de ma vie. Montaigne, Les Essais Si mon âme pouvait prendre pied, je ne m’essaierais pas, je me résoudrais. Montaigne, Les Essais O un amy ! Le personnage central du premier livre était La Boétie, l’ami perdu, celui du second Montaigne lui-même. Qui viendra donc dans le troisième ? Un autre ami, non plus l’ami passé mais un ami futur qui remplira la place prête pour lui. Michel Butor, Essais sur les Essais « Réinventer l’école buissonnière à l’intérieur même de l’institution universi- taire. Afin que la littérature recommence à vivre, à interroger, à exister au présent et pas au passé1. » Ainsi le professeur Michel Butor professe-t-il sa foi en la vie des lettres et des arts, c’est-à-dire en les facultés d’émancipation, de partage, d’amour que peut offrir la lecture critique des œuvres. Et d’entrée, avec Répertoire, qu’il s’agisse de recueils d’articles, les frag- ments faisant volume (Répertoire I, 1960 ; II, 1964 ; III, 1968 ; IV, 1974 ; V, 1982) ou qu’il s’agisse de livres comprenant des fragments d’œuvres citées, le volume se défaisant par pans (Histoire extraordinaire, essai sur un rêve de Baudelaire, 1961 ; Essais sur les Essais, 1968 ; La Rose des Vents, 33 rhumbs pour Charles Fourier, 1970 ; Dialogue avec 33 variations de Ludwig van Beethoven sur une 1. Michel Butor, Curriculum vitae, Entretiens avec André Clavel, Paris, Plon, 1996, p. 184. 8 Répertoire 1 valse de Diabelli, 1971 ; Le Château du sourd, 2002), d’entrée cette liberté qui passe hors des sentiers battus, ne va pas sans un certain malaise et un ravissement certain. D’entrée, si on en croit ses yeux, une ostensible stratégie de l’égarement est requise : aucune référence paginale ni renvoi à l’édition pour les citations, aucune note au pied de la page. Le lecteur est invité à pénétrer dans les buissons sauvages de la littérature, sans repérage, sans prendre ses marques. Ôter la pagination des fragments prélevés, c’est parcourir le texte comme une terra incognita, accepter l’aventure de l’interprétation, ses buissonnements, au risque de se perdre. C’est comprendre que lire Proust ou analyser une toile de Rothko avec Michel Butor, c’est ne plus être dans le texte de Proust ou la toile de Rothko que nous connais- sons. Nous sommes entraînés dans la tentative, la tentation, l’épreuve, l’exercice, le prélude, qui sont autant de synonymes de « l’essai ». Ils indiquent le parti éthi- que affirmant la vocation de l’essai : la remise en question du critique lui-même, d’abord, et l’exigence du cheminement. De Baudelaire, Butor écrit, et c’est le plus grand compliment : « Pas seulement poète, il est critique, et grand critique de lui-même2. » Pour autant, la lecture dessille vite le regard naïf, découvrant avec Michel Butor une prodigieuse érudition : les dates des diverses éditions de l’œuvre étu- diée, les variantes, la correspondance ; l’architecture des univers de Fourier ; les mouvements de Beethoven ; les dialogues philosophiques ; les escales de l’œil et de l’ouïe, en musicologue, en archéologue, tout cela, disposé dans la scène de l’écriture, développe, par le jeu concerté des stratifications, une science des textes privilégiant la lecture de la partition paginale. Ses dépôts successifs. C’est, en cela, radicalement, la manière Montaigne que Michel Butor prend pour modèle et qu’il exporte vers d’autres œuvres ; la manière plus que les matiè- res traitées par Montaigne. Afin de parvenir à une réinvention de nos apprentissa- ges qui soit la réinvention quotidienne du monde. Notre habitation du monde. Michel Butor se met à l’école de Michel de Montaigne, et pour marquer sa dette de reconnaissance – il préfère dire sa « déférence », ce qui fait entendre aussi, à une voyelle près, sa différence –, un signe d’hommage mais aussi de liberté, il va constituer une série de cinq livres de « Répertoire » dont l’ensemble, chacun comportant 21 textes, forme un total de 105 chapitres – soit un de moins que les Essais de Montaigne qui en présentent 106. L’écolier marche sur les tra- ces du maître – un pas en retrait. Et cependant surenchérit par une mise en abyme de la série : le dernier texte du cinquième Livre, reprenant le titre des volumes « Répertoire », se déplie en cinq scansions. Butor se met à l’école de Montaigne, la buissonnière : où l’on découvre qu’ap- prentissage n’est pas dressage ; qu’il importe, plus que de savoir, de « s’avoir », 2. Michel Butor, « Les Paradis artificiels », Répertoire I, infra, p. 120. 9 Les bonheurs de l’essai « r’avoir », « se r’avoir de soi3 » : Montaigne n’a jamais trop de mots pour explo- rer ces formes de la connaissance par le désavoir ; il fait de la langue une ruche où se joue le défaçonnage des poses et des constructions culturelles. Avec lui, nous prenons par l’oblique, le détour, le vagabondage du style et de l’esprit (« Mes fantaisies me suivent, mais parfois c’est de loin, et se regardent, mais d’une vue oblique4 »). Il s’agit de disposer les livres entre eux tels des vases communi- cants ; d’introduire des œuvres dans les œuvres ; de les démultiplier comme au théâtre la mère-gigogne tirant des plis de ses jupons des rejetons à n’en plus finir. Michel Butor est attentif aux « alluvionnements successifs5 », aux coutures des textes qui se font « selon leur opportunité » et « non toujours selon leur aage », enseigne Montaigne6, c’est-à-dire par nécessité de composition et point par don- nées chronologiques, commente Michel Butor ; il tient à l’œil leurs soudures d’un « autre métal » qui exigent des alliages nouveaux. L’écriture de marqueterie et de lopins qu’il observe chez Montaigne, il souli- gne qu’elle ne relève d’aucun cumul comptable : elle sécrète, elle fait crypte, elle fait autre, ailleurs, toujours davantage, elle ouvre des voies incalculables. Se mettre à l’école de Montaigne, c’est se mettre à l’essai : cela, Butor, très vite, l’a compris et l’enseigne à son tour. Son premier essai, il l’écrit en 1947, à vingt et un ans, l’âge photographié en couverture, il a les yeux noirs comme « des yeux peints par le Greco7 », il habite rue de Sèvres, il écrit « Petite croisière pré- liminaire à une reconnaissance de l’archipel Joyce » qui est repris dans Répertoire I, non pas au début comme le voudrait la chronologie, mais en seizième position selon l’organisme du livre. Comme Montaigne, Butor peint les passages et non l’être, il peint les passages de l’être qui sont passages dans la langue et sur la page d’écriture. Montaigne parle du « registre des essais de [s]a vie8 » ; Butor, nom- mant cinq fois « répertoire » instaure la sérialité arrêtée qui donne une forme à l’infini, et le réson qui articule la répétition en ses différentiels. Une forme du plein et de l’ouvert. Se mettre à l’essai, ce n’est pas seulement se mettre à faire de la critique littéraire, c’est aller à soi par l’autre, l’autre qui est celui qui toujours fait mon portrait ; c’est y aller avec « l’allure poétique » qui est, précise Butor citant Mon- taigne, « à sauts et gambades9 », c’est-à-dire par analogies, affinités, associations, constellations. Car l’autre n’est pas ici un double, ni l’image en miroir : il est, de 3. Michel de Montaigne, Essais (1ère édition posthume complète, 1595), dans Œuvres complètes, éd. Albert Thibaudet et Maurice Rat, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, De la solitude, I, 39. 4. Michel de Montaigne, Essais, De la cruauté, II, 11, p. 220. 5. Michel Butor, Essais sur les Essais, infra, p. 621. 6. Michel de Montaigne, cité par Michel Butor, Essais sur les Essais, p. 620. 7. Paul Guth, Le Figaro littéraire, 1956. 8. Michel de Montaigne, Essais, De l’expérience, III, 13, p. 369. 9. Michel de Montaigne cité par Michel Butor, Essais sur les Essais, p. 623. 10 Répertoire 1 façon plus complexe, le tiers. Autre il demeure ; il appelle, et ça me regarde ; il n’y a pas identification mais indexation ; passage à soi par la bande ; ricochet. Ainsi de la note buissonnière au terme d’Histoire extraordinaire : elle s’an- nonce comme « Autre note », à la suite d’une « Note » conforme aux pratiques universitaires, avant de se révéler une Note tout autre. Non pas une de plus (un ajout), mais une d’ailleurs. D’ailleurs Butor10… Autre Note Certains estimeront peut-être que, désirant parler de Baudelaire, je n’ai réussi à parler que de moi-même. Il vaudrait certainement mieux dire que c’est Baudelaire qui parlait de moi. Il parle de vous11. D’ailleurs-venu, toujours, ce « Butor » – le signataire lecteur critique écri- vain –, parlé rêvé par Baudelaire, Joyce, Monet, par Rabelais, Montaigne, par tant d’autres à qui il se demande : d’ailleurs, ce Butor… uploads/Litterature/ repertoire-michel-butor.pdf

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