Revue d'histoire du XIXe siècle Société d'histoire de la révolution de 1848 et

Revue d'histoire du XIXe siècle Société d'histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle 48 | 2014 Usages du droit Droit et histoire de la littérature : la construction de la notion d’auteur Law and the History of Literature: the Construction of the “Author” Recht und Geschichte der Literatur : Die Konstruktion des Begriffs „Autor“ Gisèle Sapiro Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rh19/4660 DOI : 10.4000/rh19.4660 ISSN : 1777-5329 Éditeur La Société de 1848 Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2014 Pagination : 107-122 ISSN : 1265-1354 Référence électronique Gisèle Sapiro, « Droit et histoire de la littérature : la construction de la notion d’auteur », Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 48 | 2014, mis en ligne le 17 septembre 2014, consulté le 02 janvier 2018. URL : http://journals.openedition.org/rh19/4660 ; DOI : 10.4000/rh19.4660 Tous droits réservés Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 48, 2014/1, pp. 107-122 GISèLE SAPIRO Droit et histoire de la littérature : la construction de la notion d’auteur Négligée jusque-là par l’histoire littéraire, l’étude des rapports entre droit et littérature a connu un fort développement dans les deux dernières décennies. On peut répartir grossièrement ces travaux en deux ensembles selon l’angle et l’objet privilégié. D’un côté les représentations littéraires du droit, qui décloisonnent l’histoire du droit en analysant les formes de pro- blématisation, de mise à distance, de critique ou de confirmation dont il fait l’objet dans les œuvres1. De l’autre, les travaux sur les conditions juridiques de la publication qui, suivant l’analyse de Michel Foucault sur l’importance du droit dans la genèse de la fonction-auteur2, étudient tantôt la notion d’« authorship » ou d’auctorialité telle qu’elle apparaît dans la législation sur le droit d’auteur3, tantôt les procès littéraires, qui ont de longue date intéressé aussi bien les juristes que les historiens de la littérature4. C’est à partir de cette seconde perspective qu’on tentera ici, dans le sillage de l’analyse fou- caldienne, articulée à la théorie des champs de Pierre Bourdieu, de proposer une réflexion sur l’apport du droit à l’histoire de la littérature à travers le rôle 1. Voir en particulier les travaux de Christian Biet, Droit et littérature sous l’Ancien Régime. Le Jeu de la valeur et de la loi, Paris, Champion, « Lumière classique », 2002 ; « La plume et la loi », in Laurence Giavarini [dir.], L’Écriture des juristes, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 193-202. 2. Michel Foucault, « Qu’est-ce qu’un auteur? » [1969], Dits et écrits, t. I, 1954-1988, Paris, Gallimard, 1994, p. 789-820. 3. Voir notamment Carla Hesse, ‘Enlightenment epistemology and the laws of authorship in Revolutionary France, 1777-1793’, Representations, n° 30, 1990, p. 109-137 ; Mark Rose, Authors and owners. The invention of Copyright, Cambridge (Ma.), Harvard University Press, 1993 ; Marta Woodmansee, The Author, Art and the Market. Rereading the History of Aesthetics, New York, Columbia University Press, 1994 et Roger Chartier, « Figures de l’auteur », in Culture écrite et société. L’Ordre des livres XIV e-XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 1996, chapitre 2. 4. Du côté des historiens de la littérature, voir en particulier, sur les affaires françaises, Dominick LaCapra, « Madame Bovary » on Trial, Ithaca, Cornell UP , 1982 ; Yvan Leclerc, Crimes écrits. La Littérature en procès au XIXe siècle, Paris, Plon, 1991 ; Elisabeth Ladenson, Dirt for Art’s Sake. Books on Trial from Madame Bovary to Lolita, Ithaca, Cornell University Press, 2007. Dans cette perspective, mais avec une approche de sociologie historique, voir aussi Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe-XXIe siècles), Paris, Le Seuil, 2011. Du côté des juristes, on peut citer le livre déjà ancien d’Alexandre Zevaès, Les Procès littéraires au XIXe siècle, Paris, Perrin, 1924, et celui, récent, d’Emmanuel Pierrat, Accusés Baudelaire, Flaubert, levez-vous !, Paris, André Versaille, 2010. 108 108 GISÈLE SAPIRO qu’il joue dans la construction de l’auctorialité et de la responsabilité sociale de l’écrivain, ainsi que dans la professionnalisation du métier. Selon Foucault, la définition pénale de la fonction-auteur prime histori- quement sur ce qu’on peut appeler sa définition « professionnelle ». C’est, en effet, avec l’édit de Chateaubriant de 1551, qui rend obligatoire l’apposition du nom de l’auteur et de l’imprimeur sur toute publication, puis l’adoption en 1554 du nom d’auteur comme principe d’organisation des bibliographies d’ouvrages proscrits par la faculté de théologie de Paris, que la fonction- auteur comme principe de classification des discours s’institutionnalise et que l’attribution d’une série de discours à un nom propre devient la norme. Certes, on peut objecter que pour qu’une norme bibliographique devienne une norme sociale, il faut qu’elle soit relayée par un ensemble de représenta- tions de la figure de l’auteur. Et de fait, les travaux de spécialistes montrent l’apparition à la même époque d’une conception de l’auctorialité assez proche de la définition moderne, qui se traduit dès le siècle suivant par des revendi- cations « professionnelles » en termes de droits d’auteur5. Ce n’est, toutefois, qu’au XVIIIe siècle que le droit d’auteur est reconnu en France par l’État, d’abord comme une grâce, selon l’arrêt de 1777, puis comme un droit natu- rel sous la Révolution (en 1791 et 1793), au terme d’un long débat sur lequel on reviendra. La Révolution française pose également le principe de la liberté d’expression qui va profondément transformer les conditions de production des auteurs. La notion moderne d’auteur se définit donc, juridiquement, d’un côté à travers sa responsabilité pénale, fixée par la législation sur la presse qui pose des limites à la liberté d’expression, de l’autre à travers son droit à tirer un revenu de son travail, droit qui s’applique aussi sous certaines conditions. Ce double cadre législatif détermine les conditions d’exercice du métier d’écri- vain, qui connaît un développement professionnel avec l’essor de l’imprimé au début du XIXe siècle6. Ces principes et les modalités de leur mise en œuvre font l’objet de débats récurrents tout au long du siècle, dans la presse, à l’assemblée et au prétoire – débats qui, mettant aux prises des écrivains, des critiques, des éditeurs, des juristes, des parlementaires, des hommes d’Eglise et autres entrepreneurs de morale, sont un lieu d’observation privilégié des différentes conceptions des pouvoirs de la littérature et du rôle social de l’écri- vain, de ses droits et de ses devoirs envers la société dans une période donnée. On voudrait montrer ici comment ce double cadre contraint les écrivains à s’organiser (avec la création des premières sociétés d’auteurs) et à élaborer des 5. Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, Paris, Minuit, 1985, et « Du caractère de l’écrivain à l’âge classique », Textuel, n° 22, 1989, p. 49-58. Voir aussi les travaux menés par et autour de Jean-Philippe Genet au LAMOP . 6. Suivant la proposition du sociologue Andrew Abbott, j’emploie le terme de « développement professionnel » pour éviter la connotation téléologique du concept de « professionnalisation » : A. Abbott, The System of Professions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago-Londres, University of Chicago Press, 1988. Droit et histoire de la littérature : la construction de la notion d’auteur 109 principes et des règles de déontologie sur lesquels du reste ils ne se mettront jamais d’accord, comme en témoignent les polémiques récurrentes sur la « lit- térature industrielle » et ses avatars ou sur les effets sociaux de la littérature. Ces principes et règles contribuent néanmoins au processus d’autonomisa- tion du champ littéraire aussi bien par rapport à la religion, à l’État et à la morale publique que par rapport aux logiques économiques qui s’imposent aux écrivains à travers le capitalisme d’édition en pleine expansion7. * La responsabilité auctoriale : une liberté sous conditions La Déclaration des droits de l’homme a proclamé la liberté d’expression, mais son application a été de courte de durée. Le passage d’un système pré- ventif à un système répressif en matière de presse ne s’opère durablement qu’en 1819, avec les lois de Serre, qui prévoient les dispositions pour la mise en œuvre du principe de liberté de publier et de faire imprimer ses opi- nions édicté par l’article 8 de la Charte de 1814 (la censure théâtrale, dont on ne occupera pas ici, étant maintenue, en revanche, jusqu’en 1905). Le cadre législatif, qui énonce les restrictions à cette liberté, connaîtra plusieurs amendements suivant les conjonctures politiques, les rapports de force entre libéraux et ultras, et les événements, un durcissement intervenant en 1822 à la suite de l’assassinat du duc de Berry par Louvel, puis à nouveau en 1836 à la suite de l’attentat de Fieschi. Le Second empire impose à nouveau la censure préalable aux périodiques. Ce cadre législatif est entièrement redéfini sous la Troisième République par la grande loi libérale du 29 juillet 1881, durcie cependant dès l’année suivante, dans le cadre de la lutte contre la por- nographie, puis, en 1893-1894, avec les « lois scélérates » visant à réprimer l’anarchisme. Dans son ouvrage majeur sur la responsabilité, le sociologue du droit Paul Fauconnet distingue deux dimensions, objective et subjective, de la uploads/Litterature/ rh19-4660.pdf

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