NATIONS, INTERNATIONALISMES ET MONDIALISATION Anne-Marie Thiesse Armand Colin |

NATIONS, INTERNATIONALISMES ET MONDIALISATION Anne-Marie Thiesse Armand Colin | « Romantisme » 2014/1 n° 163 | pages 15 à 27 ISSN 0048-8593 ISBN 9782200929060 DOI 10.3917/rom.163.0015 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-romantisme-2014-1-page-15.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Armand Colin | Téléchargé le 04/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.136.250.122) © Armand Colin | Téléchargé le 04/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.136.250.122) Anne-Marie Thiesse Nations, internationalismes et mondialisation On ne peut réellement comprendre le nationalisme que dans un contexte pleine- ment mondial, comme le fruit de forces profondes et puissantes qui ne s’attachent à aucune nation. Benedict ANDERSON1 Tout conspire vers des rapports matériels, intellectuels, moraux, de plus en plus intenses, nombreux et vastes entre les nations. [...] Maintenant l’œkoumène forme un monde, il n’est plus aucun peuple qui ne soit en rapports directs ou indirects avec les autres et, malgré tous les chocs et les échecs, le progrès [...] va dans le sens d’une multiplication croissante des emprunts, des échanges, des identifications, jusque dans le détail de la vie morale et matérielle. Marcel MAUSS2 La première mondialisation3 est contemporaine de la consécration du principe national qui, dans les décennies précédant la première guerre mondiale, en Europe principalement, mais aussi dans les Amériques du Nord et du Sud, commence à être considéré comme le plus légitime déterminant de la souveraineté politique. Ces deux processus paraissent relever de dynamiques contradictoires puisque la mondialisation est souvent entendue comme l’ouverture planétaire des échanges à laquelle s’opposerait le renfermement dans les frontières nationales. Assimiler le rapport entre mondialisation et nationalisation à une dualité opposant d’un côté circulations/modernité/unité de l’humanité et de l’autre repli/archaïsme/segmentation de l’humanité est cependant une réduction par trop sommaire de processus complexes qui s’inscrivent dans les conceptualisations modernes du temps et de l’espace, de l’unité et de la diversité. Mondialisation et nationalisation sont en fait issues des mêmes évolutions idéologiques, technologiques et économiques qui, durant le long XIXe siècle transforment les représentations du monde et les pratiques sociales. Le 1. Benedict Anderson, L’Imaginaire national, Paris, La Découverte, 1996, p. 14 (introduction à l’édition française de Imagined Communities, Londres, Verso, 1983). 2. Marcel Mauss, « La Nation » (circa 1920), dans Œuvres, t. III, « Cohésion sociale et division de la sociologie », présenté par Victor Karady, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 625. 3. « La période qui s’étend des années 1870 à la Grande Guerre est bien celle de la « première mondialisation » : l’internationalisation de l’économie y atteignit, dans les domaines du commerce et de la mobilité des capitaux, un niveau qu’elle ne retrouverait qu’au milieu des années 1980 ». Suzanne Berger, Notre première mondialisation. Leçons d’un échec oublié, Richard Robert (trad.), Paris, Seuil, La République des Idées, 2003, p. 6. rticle on line rticle on line Romantisme, n° 163 (2014-1) © Armand Colin | Téléchargé le 04/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.136.250.122) © Armand Colin | Téléchargé le 04/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.136.250.122) 16 Anne-Marie Thiesse processus de construction des États-nations qui, au cours du XIXe siècle, modifie profondément la carte politique et culturelle de l’Europe ouvre aussi rapidement la question de l’international. Le terme est ambivalent puisqu’il est appliqué à l’organisation des relations entre États-nations (consécration du principe national) mais aussi à l’union de catégories sociales – en particulier le prolétariat – par-delà les frontières nationales (mise en cause du principe national). Continent de la révolution industrielle et du capitalisme en expansion, l’Europe du XIXe siècle conforte en fait sa position hégémonique dans la mondialisation en s’instituant comme place capitale de l’universalisme moderne, comme lieu d’institution de ses normes politiques et culturelles, et comme foyer de leur contestation. UN NOUVEL UNIVERSEL Qu’est-ce qu’une nation ? La réponse à cette question a suscité une production textuelle d’ampleur kilométrique. La meilleure définition du terme est sans doute celle que l’historien Éric Hobsbawm a livrée dans une boutade. « Une fois extraite, comme un mollusque, de la coquille apparemment dure de l’État-nation, la nation se présente sous une forme essentiellement flasque et gélatineuse4. » En dépit – ou plutôt à cause – de cette plasticité, l’invertébré a pu se développer rapidement sur l’ensemble de la planète. L’État-nation, dont les premières formes sont apparues à la fin du XVIIIe siècle, a réussi une expansion assez considérable pour sembler, à l’aube du XXIe siècle, être la forme étatique la plus normale à l’échelle globale : La nation comme nous la pensons aujourd’hui est un produit du XIXe siècle. Depuis les temps modernes, la nation est reconnue comme « la » communauté politique qui assure la légitimité d’un État sur son territoire, et qui transforme l’État en état de tous les citoyens. [...] Après la première guerre mondiale, le principe du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » était souvent utilisé par les juristes internationaux, les gouvernements nationaux et leurs opposants. La demande que le peuple doive se gouverner lui-même a été assimilée à la demande que les nations doivent décider de leur propre destin. Il s’en est suivi que l’État et la nation en sont arrivés à signifier la même chose et ont commencé à être utilisés de façon interchangeable. Le terme « national » est en arrivé à signifier tout ce qui est conduit et régulé par l’État. Aujourd’hui, l’idée est que les nations devraient être représentées à l’intérieur d’un territoire défini5. L’État-nation est, dans l’histoire de l’humanité, la première forme d’organisation politique devenue norme mondiale. Résultat impressionnant, mais moins surprenant qu’il n’y paraît, si l’on se rappelle que le principe national a été, d’emblée, pensé comme universel. En août 1789, les « Représentants du Peuple français, constitués en Assemblée nationale », proclament « dans une Déclaration solennelle, les droits 4. Éric Hobsbawm, Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard, 1992, p. 190 (Nations and Nationalism Since 1780, Cambridge, Cambridge University Press, 1990). 5. Portail UNESCO, Sciences sociales et humaines, http://www.unesco.org/new/fr/social-and-human- sciences/themes/international-migration/glossary/nation-state/ (consultation 1er décembre 2013). 2014-1 © Armand Colin | Téléchargé le 04/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.136.250.122) © Armand Colin | Téléchargé le 04/11/2021 sur www.cairn.info (IP: 88.136.250.122) Nations, internationalismes et mondialisation 17 naturels, inaliénables et sacrés de l’homme ». L’article III énonce : « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. » Cette Déclaration solennelle, qui établit la nation comme unique source de la souveraineté, a dans chacun de ses articles portée universelle. Énoncée par la première Assemblée nationale française, elle ne mentionne aucunement la France dans ses articles, ni ne traite du citoyen français. La Déclaration s’inscrit de fait dans la perspective universaliste de la révolution idéologique engagée au cours du XVIIIe siècle qui met en question la légitimité des souverainetés se référant à la volonté divine et celles des États issus des guerres et des alliances dynastiques. La conception nouvelle de la nation s’inscrit dans le processus de sécularisation qui ramène dans l’ici-bas les principes du politique ; elle participe d’une pensée de la rationalité, qui pose l’homogénéité du temps et de l’espace6. Cet universalisme séculier diffère des universalismes antérieurs, ceux des grandes religions de conversion, par une distinction aussi radicale qu’implicite : alors que la nation est posée comme seul principe légitime de la souveraineté moderne, il n’est jamais envisagé qu’une seule nation ait vocation à englober l’humanité. L’idée moderne de nation est d’emblée conçue en termes d’unités distinctes, de taille limitée, à la différence de la « communauté des croyants » et de la « catholicité ». C’est un universalisme du particulier, constitué d’entités discrètes dont l’unité réside dans des principes communs. Parce qu’il se décline en unités distinctes, le principe national implique que soient énoncées les limites de chacune. Mais comment définir les frontières des nations réelles, dès lors que la volonté divine, le sort des armes ou la possession monarchique sont récusés comme critères acceptables ? Puisque la Nation n’est déterminée que par elle-même, chacune doit recéler ses propres caractères d’identification. Puisque la Nation a valeur universelle, les caractères d’identification doivent être repérables selon des grilles d’analyse communes. Les nations, dans cette perspective, sont toutes différentes, mais référables à un même modèle virtuel. La nation souveraine de la modernité est pensée comme un corps politique dont les membres participent d’une culture – séculière – commune7. La nationalisation des sociétés, engagée dans le XVIIIe siècle finissant et poursuivie continûment, a produit – en la postulant – une nouvelle cartographie qui tend à faire uploads/Litterature/ rom-163-0015.pdf

  • 37
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager