SARTRE, J.-P. Plaidoyer pour les intellectuels. Paris: Gallimard, 1972. “l’inte

SARTRE, J.-P. Plaidoyer pour les intellectuels. Paris: Gallimard, 1972. “l’intellectuel est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas et qui prétend contester l’ensemble des vérités reçues et des conduites qui s’en inspirent au nom d’une conception globale de l’homme et de la société — conception aujourd’hui impossible donc abstraite et fausse — puisque les sociétés de croissance se définissent par l’extrême diversification des modes de vie, des fonctions sociales, des problèmes concrets. Or, il est vrai que l’intellectuel est quelqu’un qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Cela est si vrai que, chez nous, le mot « intellectuel » appliqué aux personnes s’est popularisé, avec son sens négatif, au temps de l’affaire Dreyfus. Pour les antidreyfusistes, l’acquittement ou la condamnation du capitaine Dreyfus concernait les tribunaux militaires et, en définitive, l’Êtat-Major : les dreyfusards, en affirmant l’innocence de l’inculpé, se plaçaient hors de leur compétence. | Originellement, donc, l’ensemble des intellectuels apparaît comme une diversité d’hommes ayant acquis quelque notoriété par des travaux qui relèvent de l’intelligence (science exacte, science appliquée, médecine, littérature, etc.) et qui abusent de cette notoriété pour sortir de leur domaine et critiquer la société et les pouvoirs établis au nom d’une conception globale et dogmatique (vague ou précise, moraliste ou marxiste) de l’homme. Et, si l’on veut un exemple de cette conception commune de l’intellectuel, je dirai qu’on n’appellera pas « intellectuel » des savants qui travaillent sur la fission de l’atome pour perfectionner les engins de la guerre atomique : ce sont des savants, voilà tout. Mais si ces mêmes savants, effrayés par la puissance destructrice des engins qu’ils permettent de fabriquer, se réunissent et signent un manifeste pour mettre l’opinion en garde contre l’usage de la bombe atomique, ils deviennent des intellectuels. En effet : 1° ils sortent de leur compétence : fabriquer une bombe est une chose, juger de son emploi en est une autre ; 2° ils abusent de leur célébrité ou de la compétence qu’on leur reconnaît pour faire violence à l’opinion, masquant par là l’abîme infranchissable qui sépare leurs connaissances scientifiques de l’appréciation | politique qu’ils portent à partir d’autres principes sur l’engin qu’ils mettent au point ; 3° ils ne condamnent pas, en effet, l’usage de la bombe pour avoir constaté des défectuosités techniques mais au nom d’un système de valeurs éminemment contestable qui prend pour norme suprême la vie humaine.” (SARTRE, J.-P. Plaidoyer pour les intellectuels. Paris: Gallimard, 1972, p. 12-14) “L’intellectuel est donc l’homme qui prend conscience de l’opposition, en lui et dans la société, entre la recherche de la vérité pratique (avec toutes les normes qu’elle implique) | et l’idéologie dominante (avec son système de valeurs traditionnelles). Cette prise de conscience bien qu’elle doive, pour être réelle, s’opérer, chez l’intellectuel, d’abord au niveau même de ses activités professionnelles et de sa fonction, n’est pas autre chose que le dévoilement des contradictions fondamentales de la société, c’est-à-dire des conflits de classe et, au sein de la classe dominante elle-même, d’un conflit organique entre la vérité qu’elle réclame pour son entreprise et les mythes, valeurs et traditions qu’elle maintient et dont elle veut infecter les autres classes pour assurer son hégémonie. Produit de sociétés déchirées, l’intellectuel témoigne d’elles parce qu’il a intériorisé leur déchirure. C’est donc un produit historique. En ce sens aucune société ne peut se plaindre de ses intellectuels sans s’accuser elle-même car elle n’a que ceux qu’elle fait.” (SARTRE, J.-P. Plaidoyer pour les intellectuels. Paris: Gallimard, 1972, p. 40-41) “Nous avons défini l’intellectuel dans son existence. Il faut à présent parler de sa fonction. Mais en a-t-il une? Il est clair en effet que personne ne l’a mandaté pour l’exercer. La classe dominante l’ignore : elle ne veut connaître de lui que le technicien du savoir et le petit fonctionnaire de la superstructure. Les classes défavorisées ne peuvent l’engendrer puisqu’il ne peut dériver que du spécialiste de la vérité pratique et que ce spécialiste naît des options de la classe dominante, c’est-à-dire de la part de la plus-value que celle-ci affecte à le produire. Quant aux classes moyennes — auxquelles il appartient —, bien qu’elles souffrent à l’origine des mêmes déchirures, réalisant en elles-mêmes la discorde entre la bourgeoisie et le prolétariat, leurs contradictions ne sont pas vécues au | niveau du mythe et du savoir, du particularisme et de l’universalité : il ne peut donc être sciemment mandaté pour les exprimer. Disons qu’il se caractérise comme n’ayant de mandat de personne et n’ayant reçu son statut d’aucune autorité. Il est, en tant que tel, non le produit de quelque décision — comme sont les médecins, les professeurs, etc., en tant qu’agents du pouvoir — mais le monstrueux produit de sociétés monstrueuses. Nul ne le réclame, nul ne le reconnaît (ni l’État, ni l’élite-pouvoir, ni les groupes de pression, ni les appareils des classes exploitées, ni les masses); on peut être sensible à ce qu’il dit mais non pas à son existence : d’une prescription diététique et de son explication, on dira, avec une sorte de fatuité : « C’est mon médecin qui me l’a dit », au lieu que si un argument de l’intellectuel a porté et si la foule le reprend, il sera présenté en soi sans rapport avec le premier qui l’a présenté. Ce sera un raisonnement anonyme, donné d’abord comme celui de tous. L’intellectuel est supprimé par la manière même dont on use de ses produits. Ainsi nul ne lui concède le moindre droit ni le moindre statut. Et, de fait, son existence n’est pas admissible, puisqu’elle ne s’admet pas elle-même, étant la simple impossibilite | vécue d’être un pur technicien du savoir pratique dans nos sociétés. Cette définition fait de l’intellectuel le plus démuni des hommes : il ne peut certes pas faire partie d’une élite car il ne dispose, au départ, d’aucun savoir et, par conséquent, d’aucun pouvoir. Il ne prétend pas enseigner, bien qu’il se recrute souvent parmi les enseignants, parce qu’il est, au départ, un ignorant. S’il est professeur ou savant, il sait certaines choses encore qu’il ne puisse les dériver des vrais principes ; en tant qu’intellectuel, il cherche : les limitations violentes ou subtiles de l’universel par le particularisme et de la vérité par le mythe au sein duquel elle semble suspendue l’ont fait enquêteur. Il enquête d’abord sur lui-même pour transformer en totalité harmonieuse l’être contradictoire dont on l’a affecté. Mais ce ne peut être son seul objet puisqu’il ne pense trouver son secret et résoudre sa contradiction organique qu’en appliquant à la société dont il est le produit, à l’idéologie de celle-ci, à ses structures, à ses options, à sa praxis, les méthodes rigoureuses qui lui servent dans sa spécialité de technicien du savoir pratique : liberté de recherche (et contestation), rigueur de l’enquête et des preuves, recherche de la vérité (dévoilement de l’être et de ses conflits), universalité des résultats acquis. Toutefois, ces caracteres | abstraits ne suffisent pas à constituer une méthode valable pour l’objet propre de l’intellectuel. L’objet spécifique de son enquête est double, en effet :’ ses deux aspects sont inverses l’un de l’autre et complémentaires ; il faut qu’il se saisisse lui- même dans la société, en tant qu’elle le produit et cela ne se peut que s’il étudie la société globale en tant qu’elle produit, à un certain moment, les intellectuels. D’où un perpétuel renversement : renvoi de soi au monde et renvoi du monde à soi, qui fait qu’on ne peut confondre l’objet de la recherche intellectuelle avec celui de l’anthropologie. Il ne peut, en effet, considérer l’ensemble social objectivement puisqu’il le trouve en lui-même comme sa contradiction fondamentale : mais il ne peut s’en tenir à une simple mise en question subjective de lui-même puisqu’il est justement inséré dans une société définie qui l’a fait.” (SARTRE, J.-P. Plaidoyer pour les intellectuels. Paris: Gallimard, 1972, p. 43-46) “De toute manière l’ambiguïté de son objet éloigne l’intellectuel de Y universalité abstraite. De fait l’erreur des « philosophes » avait été de croire qu’on pouvait directement appliquer la méthode universelle (et analytique) à la société où l’on vit alors que justement ils y vivaient et qu’elle les conditionnait historiquement en sorte que les préjugés de son idéologie se glissaient dans leur recherche positive et leur volonté même de les combattre. Là raison de cette erreur est claire : ils étaient des intellectuels organiquesy travaillant pour la classe même qui les avait produits et leur universalité n’était autre que la fausse universalité de la classe bourgeoise qui se prenait pour la classe universelle. Aussi quand ils cherchaient l’homme, ils n’atteignaient que le bourgeois. La véritable recherche intellectuelle, si elle veut délivrer la vérité des mythes qui l’obscur|cissent, implique un passage de l’enquête par la singularité de l’enquêteur. Celui-ci a besoin de se situer dans l’univers social pour saisir et détruire en lui et hors de lui les limites que l’idéologie prescrit au savoir. C’est au niveau de la situation que la dialectique de l’intériorisation et de l’extériorisation peut agir, la pensée uploads/Litterature/ sartre-j-p-plaidoyer-pour-les-intellectuels 1 .pdf

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