« Seul un poète peut traduire la poésie » – Vraiment? par Claire Placial · Publ

« Seul un poète peut traduire la poésie » – Vraiment? par Claire Placial · Publication 26 octobre 2014 · Mis à jour 20 juin 2015 De nombreux poncifs circulent sur la traduction. J’avais consacré un autre billet à dire pourquoi la poésie n’est pas intraduisible (à commencer par, breaking news, le fait qu’elle est traduite). Aujourd’hui, cette autre assertion, plus complexe sans doute : « seul un poète peut traduire la poésie ». À quoi mon premier mouvement est de répondre par une question : qu’est-ce qu’un poète ? J’y reviens. Dire que « seul un poète peut traduire la poésie » suppose une singularisation de la poésie au sein de la littérature et de la production textuelle en général. Que je sache, on n’entend guère qu’il faille être romancier pour traduire un roman. Ce qu’on entend en revanche, pour les sciences humaines, c’est que le traducteur doit connaître suffisamment le domaine de production des textes qu’il traduit – avoir des notions de sociologie pour traduire des textes de sociologie. On lui demande une compétence spécifique en sociologie, sans pour autant exiger de lui qu’il soit sociologue. Si la poésie est ainsi singularisée, c’est sans doute pour des raisons proches de ce qui la fait dire parfois intraduisible : la poésie repose sur une écriture qui joue énormément sur, d’une part, la structure phonologique de la langue : on y fait des rimes, des allitérations, on y compte des syllabes. Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes c’est : un alexandrin, et : plein d’allitérations (on aura noté que l’exemple est poétique par extension, puisqu’il vient d’une tragédie). D’autre part, le jeu sur les images, sur la polysémie, tend à échapper à un usage « rationnel » de la langue (je mets « rationnel » entre guillemets parce que je ne sache pas que travailler la polysémie dans un texte poétique, quand bien même ce n’est pas une dissertation en trois parties, ne soit pas œuvre de raison. Ainsi le jeu sur le terme discover, découvrir le corps nue de l’amante en lui ôtant ses vêtements et en en prenant connaissance, dans l’élégie de John Donne, est parfaitement maîtrisé par Donne, et fait sens de sorte à ce que ce poème est non seulement un morceau de belle langue, mais est aussi une défense et illustration d’un érotisme de la connaissance. Mais je m’égare. Donc disais-je la poésie fait appel au son, et aux images, d’une façon singulière. Et je suis assez d’accord avec Bonnefoy quand il écrit que la poésie est un rapport au monde distinct des autres textes, dans le sens où elle ne vise pas à raisonner, mais à retranscrire, toujours imparfaitement, une façon d’être au monde, une sensation, une vision. [Cher lecteur, attention. Ceci est un billet à thèse. Mais je vais faire un excursus. Pour la thèse aller directement à la section « qu’est-ce qu’un poète » en sautant l’exemple de Bonnefoy.] L’exemple de Bonnefoy traduisant Yeats Pour Bonnefoy, qui est, comme on sait, poète, et traducteur (de Shakespeare, notamment : l’entretien avec John T. Naughton dans L’Inachevable[1] est à ce sujet absolument passionnant en ce qu’il permet de comprendre la trajectoire de Bonnefoy traducteur à travers les œuvres de Shakespeare), pour Bonnefoy donc, puisque la poésie est une forme spécifique de rapport au monde, le traducteur doit recréer, dans sa traduction, le rapport au monde qu’avait l’auteur en écrivant. C’est ce qu’il écrit dans la préface à sa traduction de quarante-cinq poèmes de Yeats pour la collection Poésie Gallimard[2] : Et il faut donc, cette « pensée », ce « raisonnement », les traduire, autant qu’il faut s’attacher à l’ardeur dont on les voit naître, et cela peut sembler ajouter encore aux difficultés de la tâche. Mais 1 la réflexion yeatsienne a toujours quelque chose de si universel, de si indépendant de telle ou telle sorte de langue, ainsi ces livres auprès du feu dans la maison sous la neige, qu’il est presque possible de pleinement la revivre dans d’autres mots que ceux de la langue anglaise. Et plutôt qu’un surcroît d’empêchement elle est donc la clef qui peut ouvrir à ce temple où une épiphanie a peut-être eu lieu, où un rituel se célèbre. À se conformer à ce qu’elle dit, on pourra faire en français aussi quelques uns des pas de l’approche. Encore est-il nécessaire d’obéir à quelques principes. Le premier, de fidélité absolue à cette ligne du sens là où elle a sa rigueur, c’est-à-dire non tant dans les acceptions ordinaires, celles qu’offre le dictionnaire, qu’au plus près du débat qu’ont eu les mots dans le texte avec les données d’une vie ou les chiffres d’une pensée ou d’un rêve : et j’avoue mon irritation devant nombre de traductions qui aux vocables d’un texte apparient des mots de leur langue sans retraverser ce conflit du conscient et de l’inconscient – et parfois cette paix, ensuite -, comme si leurs auteurs pensaient que les poètes disent n’importe quoi, se souciant surtout d’agiter des mots. Autrement dit, pour paraphraser la sentence qui fait le point de départ de ce billet, Bonnefoy ici n’a pas traduit Yeats parce que lui Bonnefoy avait déjà gagné ses galons légitimes de poètes, mais néanmoins il l’a traduit en poète, dans le sens où son travail a été de revivre, en quelque sort, l’expérience yeatsienne (de la mortalité, de la finitude, du souvenir, de la nature, etc) pour traduire, non pas les mots, mais « la pensée », étant entendu dans le contexte que la pensée ne signifie pas le déploiement rationnel d’un discours, mais la configuration mentale, psychologique quasiment, qui fait que la poétique yeastienne se fait. Ce qui m’importe avec l’exemple de Bonnefoy, c’est que si Bonnefoy traduit « en poète », c’est parce qu’il cherche à recréer en français une sorte de miroir de ce que les textes de Yeats en anglais rendent d’une expérience. Et que pour lui, la poésie est une expérience, non une fabrique stylistique. Je note au passage que Bonnefoy traducteur dit les mêmes choses que Bonnefoy poète : sa conception de la poésie reste toujours affaire d’être au monde, non de cuisine stylistique. Sans entrer dans le détail de ses traductions de Yeats en français, je précise néanmoins ceci : elles sont exactes, si dire se peut, dans la mesure où tout le texte de départ, et rien que lui, est traduit ; Bonnefoy par ailleurs rend des textes en français souvent sensiblement plus longs que l’original, non seulement parce que la langue française serait plus pléthorique que l’anglaise : il peut, à l’occasion, faire des vers plus nombreux (Léda et le cygne fait 15 vers en traduction français, 14 en anglais – il y a un sonnet en anglais, il n’y en a plus en français : voilà pourquoi mon psychorigide amour de l’isomorphie, même approximative, en traduction, me fait trouver quelques bémols aux traductions de Bonnefoy, entre autres.) Mais dans le discours de Bonnefoy sur sa traduction de Yeats, s’il y a chez lui l’idée qu’il traduit « en poète », il n’y a pas, au contraire, l’idée que la traduction de la poésie requiert un poète parce que seul un poète saurait manier la langue de telle sorte à ce que le texte français apparaisse au lecteur « poétique », c’est-à-dire linguistiquement esthétique. Qu’est-ce qu’un poète ? Je repose donc la question. Qu’est-ce qu’un poète ? Est-ce quelqu’un qui maîtrise le vers, le son, les images ? A-t-il acquis cette maîtrise parce qu’il a lui-même publié des recueils de poèmes ? Un éditeur ne peut-il confier la traduction d’une œuvre poétique qu’à une personne ayant acquis son brevet de poète en ayant été auteur de poésie ? Présenter les choses comme cela est absurde, mais dans le fond ce n’est pas radicalement autre chose que de dire « seul un poète peut traduire la poésie » : ce qu’a dans l’esprit celui qui prononce cette phrase, c’est que Bonnefoy traducteur de Yeats et de Shakespeare, Jaccottet traducteur de Leopardi, de Rilke et d’Homère, Armel Guerne de 2 Novalis, Rilke, Hölderlin… sont plus légitimes que des traducteurs non-poètes, c’est-à-dire non auteurs publiés de poésie (je précise publiés, parce que pour le reste, qu’en sait-on ?). De fait, je constate que Poésie Gallimard publie toujours Paradise lost de Milton dans la traduction de Chateaubriand : sans doute est-ce dû au prestige et à la légitimité de Chateaubriand – sans doute aussi au fait que le texte de Chateaubriand est libre de droits. Pourtant, cette traduction en prose de Milton n’arrive, à mon sens, pas à la cheville de celle d’Armand Himy[3] en vers libres, pas que Chateaubriand soit inexact, mais parce que, précisément, le texte de Milton a une force rythmique qui est anéantie par une traduction en prose. Ce qu’on impute aux traducteurs de poésie qui ne seraient pas poètes : un prosaïsme dans la traduction. Un attachement maladif à la signification de chaque mot au détriment de l’énergie de l’ensemble. Une traduction « uploads/Litterature/ seul-un-poete-peut-traduire-la-poesie.pdf

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