La tâche du traducteur : de W. Benjamin... 11 LA TÂCHE DU TRADUCTEUR : DE W. BE
La tâche du traducteur : de W. Benjamin... 11 LA TÂCHE DU TRADUCTEUR : DE W. BENJAMIN À HÖLDERLIN Kathrin H. Rosenfield UFRGS Une des plus graves menaces de l’art, de la littérature – et de la traduction littéraire – est, paradoxalement, la diffusion de l’art et de la littérature. Ce n’est, sans doute, pas un hasard que plusieurs langues latines appellent cette forme de communication culturelle de «vulgarisation», terme dont les connotations signalent l’estompement des qualités propres de l’œuvre. La quantification de la «culture», son «accroissement» comporte toujours le danger des habitudes culturelles mortes et de la perte de la sensibilité vive par rapport à l’abîme qui sépare le langage quotidien du langage artistique, le parler de tous les jours du chant qui instaure et fonde la possibilité de toute communication. Les audaces expressionnistes, la fragmentation, les entorses infligées à la langue conventionnelle étaient, à l’époque de Benjamin encore, des opérations inédites, qui provoquaient un vrai choc sur le lecteur et qui, du côté des artistes, correspondaient à la sensation vive de l’irruption de quelque chose d’innommable, émouvant ou inquiétant (ungeheuer) qui se fait présent dans la rupture. Un ami expressionniste de Musil prévoyait, néanmoins, que cette puissance allait rapidement se dissiper : «Nous, nous en sommes bouleversés, nous n’en revenons pas (uns vergeht Hören und Sehen), mais il y aura un temps où tout cela [les audaces expressionnistes] sera mangé à grandes cuillerées». En ce sens, il est de grande importance, pour la critique actuelle, de ne pas faire le simple éloge de la 12 Kathrin H. Rosenfield ‘fragmentation’, de l’abîme, du non-sens et de l’innommable, mais de voir quel est le rapport entre l’innommable (la dimension autre qui résiste à la traduction) et ce qui peut être nommé, la dimension familière, communicative, accessible à la connaissance. Cette dernière est d’autant plus importante que nous sommes humains ; c’est-à-dire, nous sommes des intelligences finies qui n’ont pas de maîtrise sur cette autre dimension et nous pouvons donc seulement la deviner ou l’entrevoir comme l’aura ou la différence de ce qui est au-delà de tout phénomène langagier concret. Si on prétend sentir le moment de rupture qu’une œuvre ou un acte de langage inflige à la communication régulière ou conventionnelle, si on veut effectivement entrevoir l’abîme ou l’innommable, il faut aussi rester attentif à ce qui est banal, conventionnel, historiquement donné. Afin de ne pas donner à mon propos l’air d’une réflexion ésotérique ou érudite valable seulement pour certains auteurs «classiques», j’introduirai mon problème en donnant la parole à Clarice Lispector, qui fait de son personnage Lucrécia du roman A Cidade Sitiada, l’emblème de cette menace qui guette à la fois le corps vif du personnage, celui de la cité São Geraldo ainsi que le corps du texte littéraire. Avec les chevaux, dont la force est indispensable pour la construction, Lucrécia est l’emblème de la «fonction archaïque» des fondateurs, mais aussi de l’abîme qui sépare leur mode d’être et leur langage – pur événement – de ceux des habitants de la ville/culture fondée, des ‘clubs’ et des ‘associations’ qui fournissent le tissu concret d’une société donnée. Cette distance incommensurable, indépassable, est posée, dès les premières pages du roman, à travers l’incompréhension qui sépare les jeunes filles du «club», les «associées» de Lucrécia, qui n’arrive pas à s’en faire comprendre : […ela] já encontrou as sócias dando-se tanta liberdade espiritual que não sabiam mais o que ser. De tanto se exteriorizar haviam terminado como as flores cantadas, tomando um sentido que ultrapassava a existência de cada uma, agitando-se como as La tâche du traducteur : de W. Benjamin... 13 ruas já inquietas de S. Geraldo. Tinha enfim formado o tipo de pessoa adequada a viver naquele tempo num subúrbio. Déjà [elle] rencontra les associées se donnant tant de liberté spirituelle qu’elles ne savaient plus quoi être. À force de tellement s’extérioriser, elles ont fini comme les fleurs chantées, prenant un sens qui dépasse l’existence de chacune, s’agitant dans les rues de São Geraldo. Enfin se produisit un type de personne adéquat pour vivre en ce temps dans une banlieue (un quartier suburbain) (Lispector, 1998, 22). Lucrécia, dont les affinités avec les chevaux symbolisent la force archaïque sans laquelle tout effort civilisateur resterait impuissant, est totalement étrangère et incomprise par les jeunes filles intégrées et éduquées dans cette culture, au point qu’elles sont moins des être vivants que des «associées» (moças-sócias), figures englouties dans des conventions culturelles comme les vieilles métaphores – les «fleurs chantées» - dont le merveilleux se perd avec l’habitude. Elles ne sont plus (c’est-à-dire qu’elles ne sont plus seulement ce que l’intuition immédiate peut nous faire sentir de l’être vrai et plein, dont l’émergence interrompt l’habitude). Ainsi, elles ne sont plus que des «personnes» déchues à un état inférieur – suburbain – , dont le langage est comme les rues : vaine agitation communicative qui rejette l’être (humain) toujours plus loin du centre (de la vrai cité et de l’être). Je n’insisterai pas sur un commentaire de ce roman. Il suffit ici de signaler le pathos – discret mais clair – qui entoure le thème secrètement benjaminien de la «capitale du siècle». A Cidade Sitiada semble développer et ironiser le fameux «Paris, capitale du XIXème siècle», la capitale bourgeoise s’étant métamorphosée en «São Geraldo, métropole suburbaine» – c’est-à-dire : sous-urbaine et sous-humaine du XXème siècle. Il est bien connu que Lucrécia est, en partie, l’alter ego de l’auteur Clarice, qui y a enfoui quelque chose de son rapport ambiguë avec la simple communication (la 14 Kathrin H. Rosenfield séduction de la facilité de communiquer mécaniquement aussi bien que la difficulté d’accepter les limites étroites de cette convention répétitive). Lucrécia Neves est l’événement pur de quelque chose qui est sur le point de se donner – en dehors des considérations, des fins et des buts – en tant que «grâce» (féminine-et-divine) entièrement gratuite et donc inconciliable avec les intentions 1des hommes (mâles et humains) qu’elle rencontre réellement. Même en tant qu’épouse, Lucrécia Corréia – LC invertit les initiales de Clarice Lispector CL – est en permanence ce geste d’une présence sur le point de se donner (ou de se refuser) d’une manière insensée. Comme son auteur, LC surgit comme le propre geste créateur : elle est tout entière ce geste qui saisit «quelque chose» d’étrange, une «chose» qui vient d’ailleurs et qui ne nous appartient pas, corps physique- mystique comportant toujours le danger de pouvoir nous manquer, de rester absent, de nous rejeter dans le vide et dans l’insignifiance. Ce n’est donc pas un lien thématique qui rattache Clarice Lispector à W. Benjamin, mais toute sa conception de l’art, de l’étrangeté fondatrice de l’art qu’on ne peut réduire qu’au prix de l’habitude, de l’affaissement (volontaire) dans la communication banale, qui ne fait que «trafiquer» des contenus, des thèmes, des «fleurs chantées» dont le sens vif s’est depuis longtemps éteint. Voilà ce qui est essentiel aussi pour la traduction, qui ne peut pas se réduire à la transposition de contenus compréhensibles. Si la ferme détermination des contenus (et le maintien de cette détermination compréhensible et communicative) a son importance dans la tâche du traducteur de poésie, elle doit cette importance à un but qui se trouve au-delà ou en-avant de la communication : car il s’agit de saisir l’essence de l’œuvre, du geste créateur qui cherchait à faire sentir l’abîme entre l’être (le corps du langage ou du monde) et le signe. Ce qui est en jeu, c’est la puissance d’une écriture qui capte l’absence douloureuse de l’être dans la réverbération des signifiants. Dans son célèbre essai «La Tâche du Traducteur», W. Benjamin (1980, 9-21) traite précisément ce problème, quand il parle du nécessaire décalage entre l’original et la traduction, posant comme insurmontable l’écart entre l’auteur et le traducteur, l’original et la La tâche du traducteur : de W. Benjamin... 15 traduction. La traduction ne doit pas aspirer à remplacer l’original, mais elle doit être transparente2 grâce à sa littéralité qui porte un «ton émotionnel»3 et ainsi laisse entrevoir l’écart irrécupérable. C’est ainsi que la traduction transpose, à un autre niveau, l’écart entre l’intention de l’auteur (l’intention de combler l’abîme entre la langue quotidienne et la langue pure4) et son œuvre. La traduction – secondaire par rapport au geste créateur – réalisée, comme une variation musicale, ce qui reste incommunicable dans l’original, elle réfléchit sur l’écart et ainsi rend sensible cette dimension indicible de la «langue pure» (reine Sprache) qui anime tout effort créateur, mais qui ne s’achève jamais : l’idée d’une totalité qui englobe et fait se rejoindre toutes les différentes manières de dire. Cet écart élimine, d’emblée, la revendication d’une seule traduction définitive. Or, ces remarques benjaminiennes concernent les conditions de possibilité et les limites de tout acte de langage, l’écart entre la totalité idéale et les réalisations particulières du langage, qui se situent à deux niveaux différents. Benjamin n’invite pas à traduire de manière subjective et arbitraire, ni à prôner des «recréations» qui méconnaissent le fait que même la «poésie pure» part toujours d’une langue donnée uploads/Litterature/ tache-du-traducteur.pdf
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- Publié le Jui 02, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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