1 La liberté de création littéraire et l’exception de fiction Le MOTif - Observ
1 La liberté de création littéraire et l’exception de fiction Le MOTif - Observatoire de la liberté de création 15 octobre 2009 Le point de vue du chercheur Par Philippe Roussin Pendant longtemps, il semble que nous n’ayons pas eu besoin d’une théorie de la fiction littéraire. Nous avions à disposition une théorie du roman, nous avons eu ensuite une théorie du récit, qui s’est développée en France dans les années 60 sous l’intitulé de la narratologie. La théorie du récit s’intéressait à la narrativité bien plus qu’à la fictionnalité des textes narratifs, même si la plupart des exemples sur lesquels elle a travaillé, étaient en fait des récits littéraires de fiction. Par ailleurs, nous disposions d’une définition et d’une idée sinon d’une idéologie de la littérature. Cette définition de la littérature a été au vingtième siècle une définition linguistique plus qu’historique ou esthétique. Construite à partir du domaine poétique au moment du symbolisme et ensuite progressivement étendue à la prose, elle mettait l’accent sur le fait que la littérature était une pratique langagière spécifique, ce qui a permis d’objectiver le fait littéraire à partir de son matériau, comme construction, comme somme de ses procédés et comme objet distinct. Cette définition langagière confortait l’idée d’une autonomie de la littérature : il n’était plus possible de s’en tenir à la suggestion d’un quelconque rapport de subordination entre littérature et politique ni à la notation d’une quelconque convention collective entre littérature et société. Pensée au même titre que l’autonomie du juridique et de la connaissance dans le cadre d’une différenciation des domaines d’activité et d’une entropie des discours, cette autonomie se disait de deux manières : en termes esthétiques et par rapport au réel et à l’histoire. Elle désignait le fait que l’oeuvre se détache sur un fond de discours et d’histoire, dans une indépendance croissante et, finalement, revendiquée à l’égard des données religieuses, politiques et sociales qui pouvaient être tenues pour un pilotage de la littérature. Parallèlement au soutien apporté à la notion d’autonomie, les définitions langagières de la littérature dominantes au vingtième siècle ont contribué à asseoir une idéologie de la 2 littérature qui revenait à présenter celle-ci comme un «domaine d’exception» (P. Valéry, « Poésie pure, notes pour une conférence, 1928). Les théories postulaient l’existence d’un « langage littéraire » et d’une spécificité ontologique de la littérature impliquant un fonctionnement sémiotique radicalement différent de celui du langage ordinaire. La littérature se définissait à distance sinon contre ce langage ordinaire, comme une alternative en même temps que comme une critique de ce langage ordinaire. Elle constituait une «problématique du langage» (Barthes), un «autre langage» (Foucault) ; elle semblait se soustraire à tout ordre discursif donné. Sur cette thèse d’une spécificité ou d’une exceptionnalité du langage littéraire par rapport au discours quotidien, est venue s’en greffer une autre : celle de la fonction critique qui a été continuellement prêtée à la littérature par la critique contemporaine. Barthes opposait l’écriture à l’idéologie. La littérature, selon Blanchot, constituait un espace « hors loi ». La littérature était critique de l’idéologie, critique de la culture, transgression, en même temps qu’une utopie de langage (Barthes). Telle a été la vulgate de la théorie de la littérature pendant un demi-siècle en France. La littérature a sans doute trouvé dans la fonction critique qu’on lui prêtait et dans sa définition comme exception ou extraterritorialité discursive la justification qui lui permettait d’échapper à la contingence ; elle montrait et représentait la cécité particulière aux langages communs et elle était censée détenir une vérité sur le présent et ses pathologies. Même si les traces de cette idéologie de la littérature demeurent, les théories de la fiction montrent que la réflexion critique s’est engagée sur de toutes autres définitions et sur de tout autres représentations de la littérature. Nous avons aujourd’hui le choix entre trois définitions de la fiction : 1) la définition pragmatique proposée par John Searle dans son article «Le statut logique du discours de la fiction» en 1975 (repris dans Sens et expression, études de théorie des actes de langage, 1982), adoptée depuis par Gérard Genette dans Fiction et diction (1991) puis par Jean-Marie Schaeffer dans Pourquoi la fiction ? (1999) ; 2) la théorie de Käte Hamburger exposée dans Logique des genres littéraires en 1977 ; et 3) la théorie sémantique de la fiction - parmi ses représentants possibles, je considérerai Thomas Pavel dont les ouvrages Univers de la fiction (1988) comme La pensée du roman (2003) présentent pour nous l’intérêt d’avoir été traduits et d’être accessibles en français. 1- Contre l’assimilation ou la fréquence de la confusion entre les deux notions, Searle prend d’abord soin de rappeler que le concept de littérature est un concept différent de celui de fiction. La littérature « désigne une série d’attitudes que nous prenons à l’égard d’un 3 champ du discours plutôt qu’une propriété interne de ce champ, même si le fait de prendre telle ou telle attitude dépend, au moins en partie, des propriétés du discours, et n’est pas purement arbitraire. En gros, c’est aux lecteurs de décider si une œuvre est ou non de la littérature, alors que c’est à l’auteur de décider si c’est ou non de la fiction »1. Ensuite, le discours de fiction s'élabore chez lui selon l'opposition sérieux / non-sérieux, soit un couple pragmatique qui tient au sens de l'énonciation et qui revient à identifier la fiction à une feintise. Quand un locuteur fait une énonciation « littérale », il « veut dire ce qu’il dit ». Quand il fait une énonciation « sérieuse », il se présente comme lié par elle. Dans le cas de l’assertion, son auteur répond (commits himself to) de la vérité de la proposition exprimée ; le locuteur doit être en mesure de fournir des preuves ou des raisons à l’appui de la vérité exprimée. Que fait l’auteur de fiction ? Searle montre sans peine que les énoncés fictionnels ne répondent à aucune des conditions (de sincérité, d’engagement, de capacité à prouver ses dires) de l’assertion authentique. De cette observation, il tire la conclusion que l’énoncé de fiction qui a forme d’assertion ne remplit pas les conditions de celle-ci : il se livre donc à une assertion feinte (pretended). En d’autres termes, les assertions narratives (feintes) ne sont pas d’authentiques actes de langage. L’auteur de fiction feint de faire une assertion ou il fait semblant de faire une assertion ou bien encore il imite l’action d’asserter. En d’autres termes encore, « l’auteur d’une œuvre de fiction feint d’accomplir une série d’actes illocutoires, normalement de type assertif »2. La notion centrale est celle de la feintise partagée. Le non- sérieux désigne pour Searle un caractère pragmatique global du discours, non de l'acte de langage, puisque le discours fictionnel, par définition, n'accomplit pas d'acte de langage, d’acte illocutoire réel. La fiction constitue un «jeu de langage» distinct, mais pas un acte illocutoire. Ce jeu de langage est précisément un acte de feintise, c'est-à-dire un acte intentionnellement différent de l'acte de langage (intentionnellement renvoie à la phrase citée plus haut : c’est à l’auteur de décider si ce qu’il écrit est ou non de la fiction). D’où la thèse de Searle : «Il n’y a pas de propriété textuelle, syntaxique ou sémantique qui permette d’identifier un texte comme œuvre de fiction. Ce qui en fait une œuvre de fiction est, pour ainsi dire, la posture illocutoire que l’auteur prend par rapport à elle, et cette posture dépend 1 J. Searle, «Le statut logique du discours de la fiction», Sens et expression, études de théorie des actes de langage, Paris, éditions de Minuit, 1982, p.102. 2 Id., «Le statut logique du discours de la fiction», art. cit., p. 108. 4 des intentions illocutoires complexes que l’auteur a quand il écrit ou quand il compose l’œuvre »3. Ce que Searle appelle fiction est donc essentiellement une feintise, réglée par des conventions pragmatiques, c'est-à-dire extérieures aux énoncés et tenant au contexte culturel qui admet cette sorte de jeu de langage qu'est la feintise littéraire. La feintise selon Searle prend, enfin, deux formes différentes selon que l’on a affaire à un récit à la première personne ou à un récit à la troisième personne. Pour Searle, le récit fictif homodiégétique (récit à la première personne) est celui où l'auteur feint d'être quelqu'un d'autre faisant des assertions véridiques (Camus feint d'être Meursault racontant sa propre histoire, Céline feint d’être Bardamu racontant sa propre histoire). Ici, la feintise ne porte pas sur l'acte narratif lui-même mais sur l'identité du narrateur. Dans le récit fictif à la troisième personne (hétérodiégétique), c’est-à-dire celui où le narrateur n'est pas présenté dans l'histoire (extradiégétique), il n'y a pas substitution d'identité narrative : l'auteur feint directement de faire des assertions véridiques. J. Joyce feint de nous raconter l'histoire vraie de Leopold Bloom. Ce qu'il feint, c'est un acte illocutoire d'assertion et de référence à quelqu'un d'existant. Chez Searle, la fiction est définie comme une attitude intentionnelle et non comme un fait langagier. Chez Genette, la fiction est approchée comme fait linguistique, Dans uploads/Litterature/ texte-de-p-roussin.pdf
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- Publié le Oct 26, 2021
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