Tolstoï et la traductrice compulsive La Guerre et la paix (Война и миръ, titre

Tolstoï et la traductrice compulsive La Guerre et la paix (Война и миръ, titre lors de la parution en feuilleton dans Русский вестник [Le Messager russe] ; Война и мир, dans la graphie actuelle) ouvre sur un paragraphe qui, pour reprendre une formule qu’affectionnait le Guide bleu d’il y a quelques lustres, « mérite le détour ». La scène se passe à Saint-Pétersbourg — siège de la cour impériale —, en juillet [Henri Mongault écrit « juin »] 1805 (un mois après l’annexion de Gênes et la transformation de la république de Lucques en duché au profit d’Élisa, l’aînée des sœurs de Napoléon), chez Anna Pavlovna Scherer, dame ou demoiselle d’honneur (si tant est que la distinction ait été pertinente sous les tsars : фрейлина, de ǮFräulein“) de l’impératrice douairière, qui tient salon et accueille son premier invi- té, le prince Kouraguine : (Le texte est celui d’une édition russe ancienne — sans plus de précisions —, d’après un cliché publié en avril 2007 à l’adresse http://en.wikipedia.org/wiki/War_and_Peace et dont je joins une reproduction à la fin du présent fichier. L’équivalent russe des mots et expressions français y est indiqué en note.) « Еh bien, mon prince. Gênes et Lucques ne sont plus que des apanages, des помѣстья, de la famille Buonaparte. Non, je vous préviens que si vous ne me dites pas que nous avons la guerre, si vous vous permettez encore de pallier toutes les infamies, toutes les atrocités de ces Antichrist (ma parole, j’y crois) — je ne vous connais plus, vous n’êtes plus mon ami, vous n’êtes plus мой вѣрный рабъ, comme vous dites. Ну, здравствуйте, здравствуйте. Je vois que je vous fais peur, садитесь и разсказывайте. »  поместье est la forme moderne (au nominatif singulier) d’un terme qui appartient au voca- bulaire historique de la féodalité : « domaine, propriété » (le caractère qui a été remplacé est le yat’, ять). Mlle Scherer a recours à deux termes techniques précis et idiomatiques.  Buonaparte marque une franche hostilité de la part de l’énonciatrice ; il suffit, pour s’en convain- cre, de songer au feint revirement intervenu chez le diplomate Bilibine, occasion d’un de ses « mots » [Tome Ier, IIe Partie, Chap. X] : — Buonaparte? — вопросительно сказал Билибин, морща лоб и этим давая чувствовать, что сейчас будет un mot. — Buonaparte? — сказал он, ударяя особенно на u. — Я думаю, однако, что теперь, когда он предписывает законы Австрии из Шенбрунна, il faut lui faire grâce de l’u. Я решительно делаю нововведение и называю его Bonaparte tout court. — Buonaparte ? fit Bilibine dont le front se plissa, indice qu’un mot allait arriver. Buonaparte ? reprit-il en appuyant sur l’u. En tout cas, maintenant qu’il dicte de Schœnbrunn des lois à l’Autriche, je crois qu’il faut lui faire grâce de l’u. Je me décide à une innovation et je l’ap- pelle Bonaparte tout court. [traduction d’Henri Mongault, Pléiade, 1952, pp. 195-6] (On remarquera que, sur la photo publiée par Wikipedia, l’incisif Buonaparte est rendu en note par l’anodin Бонапарте, au lieu de Буонапарте. Or la traduction en russe doit être de Tolstoï.)  ces Antichrist : « ces » pour « cet » est une coquille d’imprimeur (à titre de confirmation, le texte russe en note porte этого, et non pas le pluriel этих) ; la forme française attendue à l’épo- que est Antéchrist, mais Mlle Scherer est influencée par антихрист (de nos jours, la Bible de Jéru- salem et la Traduction œcuménique de la Bible emploient la forme « Antichrist » ; cf. ἀντίχριστος).  мой вѣрный рабъ (moderne мой верный раб, sans yat’ ni « signe dur »,Твёрдый Знак) : « mon esclave dévoué », expression hyperbolique et courtisane, propre à Kouraguine dans le roman. Раб(ъ) est inséparable de работа « travail » (apparenté à l’allemand Arbeit ; gotique arbaiþs, vieil-anglais earfoð ‘hardship, trouble’) et de notre « robot » (cf. Rossumoví Univerzální Roboti = Rossum’s Universal Robots, de Karel Čapek ; le tchèque robota signifie « servitude, travail forcé, corvée »).  Ну, здравствуйте, здравствуйте « Eh bien, bonjour, bonjour » — Formule ritualisée, compor- tant un verbe à l’impératif (« portez-vous bien ! »), tiré de l’adjectif Здоровый « sain, en bonne santé », cf. Здоровье « santé ». Je ne saurais mieux faire que de renvoyer le lecteur curieux à l’étu- de passionnante que Claire Le Feuvre (Université Marc Bloch, Strasbourg II) a intitulée « Vieux russe dobrŭ zdorovŭ, russe moderne živ zdorov, avestique druuā hauruuā et l’étymologie de slave sŭdravŭ » in La langue poétique indo-européenne (Peeters, 2006), pp. 235-250.  садитесь и разсказывайте « Asseyez-vous et racontez-moi » [moderne рассказывайте]. Tolstoï précise la réaction du destinataire à cette tirade d’accueil : « Dieu, quelle virulente sortie ! » Deux remarques, avant de poursuivre. Dans les passages en français du roman, les éditions russes modernes diffusées sur Internet : — ont une ponctuation déroutante : Non, je vous préviens, que si vous ne me dites pas, que nous avons la guerre, si vous vous permettez encore de pallier toutes les infamies,… — semblent avoir rencontré une difficulté de codage en caractères latins et tantôt ajoutent, tantôt suppriment une séquence « ie », avec des résultats tels que : le vicomte de MorteMariet, la manie des marieiages, un marietyr, le pauvre petit mariei, les grandeurs ne lui ont pas touriené la tête, Nathalieie, M. Pitt ... est condamiené, soutndra, cela ne vous tourienera pas la tête, qui se met en marieche vers la frontière, chère Mariei, derienières, par-dessus le marieché, Julieie, l’ario mée de nos alliés détruite, fusiller les Marie- audeurs, nos villards de vingt ans… — on retrouve les mêmes traits dans les passages en allemand.  Project Gutenberg a mis en ligne et permet de télécharger une version française de l’œuvre, dont on sait en tout et pour tout qu’il s’agit d’une « traduction par une Russe » : affirmation aussi concise qu’invérifiable. Version originale « Еh bien, mon prince. Gênes et Lucques ne sont plus que des apanages, des помѣстья, de la famille Buonaparte. Non, je vous préviens que si vous ne me dites pas que nous avons la guerre, si vous vous permettez encore de pallier toutes les infa- mies, toutes les atrocités de cet Antichrist (ma parole, j’y crois) — je ne vous connais plus, vous n’êtes plus mon ami, vous n’êtes plus мой вѣр- ный рабъ, comme vous dites. Ну, здравст- вуйте, здравствуйте. Je vois que je vous fais peur, садитесь и разсказывайте. » Project Gutenberg (PG) « Eh bien, prince, que vous disais-je? Gênes et Luc- ques sont devenues les propriétés de la famille Bona- parte. Aussi, je vous le déclare d’avance, vous cesse- rez d’être mon ami, mon fidèle esclave, comme vous dites, si vous continuez à nier la guerre et si vous vous obstinez à défendre plus longtemps les hor- reurs et les atrocités commises par cet Antéchrist..., car c'est l’Antéchrist en personne, j’en suis sûre! Allons, bonjour, cher prince; je vois que je vous fais peur... asseyez-vous ici, et causons [1]....» [1] En français dans le texte. (Note du traducteur.) Mme Une Telle (Госпожа Tакая-то ? Госпожа имярек ?) s’est efforcée de traduire du français en français et le comble, c’est qu’elle a échoué. Sarcasme mis à part, sur quel texte a-t-elle bien pu travailler ? La note [1] de PG laisse croire que l’ensemble du paragraphe est en français, ce qui est faux. Dans le roman, la forme d’adresse est toujours « mon prince » mais « князь ». Quelques lignes plus bas, « cher prince » est une interpolation (« милый князь », écrit Bilibine à André). « Que vous disais-je ? » ne correspond à rien ; « Aussi » appelle la même remarque. « Gênes et Lucques ne sont plus que… » a plus de force que « sont devenues » et « les propriétés de la famille Bonaparte » fait pâle figure à côté de l’original : la pointe de Buonaparte y est émoussée et le compte n’y est pas avec un seul terme neutre face à « des apanages, des помѣстья ». « Non » est une bonne attaque de phrase, théâtrale, pour un personnage conscient de son carac- tère ardent, fougueux, impétueux (горячий), alors que dans la colonne d’en face la négation est diluée, de même que la gradation à trois termes « je ne vous connais plus*… » y est massacrée. *Le prince ne répond pas « Je vous connais encore, et c’est ce qui me tue ». Menace : « je vous préviens… » ; où est-elle dans « je vous le déclare d’avance » ? Le ton monte encore avec « si vous vous permettez de » (si vous osez) : aucune intensité dans « si vous continuez à ». Enflammée, la dame de cour veut entendre de la bouche de son interlocuteur que les hostilités ont commencé (« nous avons la guerre ») ; « nier la guerre » me laisse pantois. Mlle Scherer ne reproche pas uploads/Litterature/ tolstoi-et-la-traductrice-compulsive.pdf

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