1120 S YLVAIN DÉTOC, professeur de littérature comparée à la Sorbonne, traque l

1120 S YLVAIN DÉTOC, professeur de littérature comparée à la Sorbonne, traque la figure de Méduse (une des trois sœurs appe- lées Gorgones) à travers la littérature mondiale. Comme Orphée, Narcisse ou Psyché, Méduse suggère qu’à trop vouloir voir, l’âme s’aveu- gle ; elle est d’abord une des figures de l’in- terdit visuel et de son châtiment immédiat : quiconque croise son regard est pétrifié sur place. L ’astucieux Persée, héros d’une civilisa- tion hellénique qui prise la ruse et la curio- sité visuelle, viendra à bout du monstre… en jouant d’un bouclier comme d’un miroir. À sa suite, les artistes grecs contournent habile- ment la difficulté : comment représenter « l’irregardable » ? En montrant du « jamais vu », en rivalisant dans l’horrible. Méduse est encore l’objet d’un tabou ver- bal ; même Homère, qui en parle le premier, se garde de trop la décrire ; les textes l’abor- dent de biais, à la dérobée… Dans la suite des âges, pas de roman ou de recueil de poésie qui lui seraient consacrés en totalité : Méduse est une figure fuyante, un mythe qui se glisse d’autant plus subrepticement qu’il est diffus. Sylvain Détoc montre que, même si les réfé- rences sont ténues, la Gorgone peut régenter bien des textes : « Comme sur le mobilier grec où elle figurait “en des endroits sensi- bles” […], la Gorgone Méduse exerce dans la littérature la fonction structurante d’une figure charnière préposée à l’articulation des espaces imaginaires. » Monstre primordial qui fait trembler jus- qu’aux serpents dont sa tête est hérissée, Méduse est devenue un étalon de l’horreur à la Renaissance qui inventa le verbe « méduser ». Profondément ambivalente, elle peut se muer en son contraire : un visage splendide et Rilke dira que la beauté est le premier degré du terrible. À la fois animale et humaine, aquatique et chthonienne, nocturne et solaire, morte et vivante, victime et bourreau, tout le mérite du livre de Sylvain Détoc est de resti- tuer à Méduse une richesse de significations qu’on ne soupçonne plus. On a oublié que ce monstre vivait benoîtement au fond de son antre et n’est devenu mortifère que la tête tranchée, quand Persée s’en servit comme d’une arme de destruction massive : Méduse est une figure hautement paradoxale. Mère de Pégase, elle incarne aussi la fureur chevaline et la sauvagerie guerrière, ce qui lui valu d’être représentée sur les boucliers grecs, celui d’Agamemnon en particulier. Le mons- tre finira sur l’égide protectrice d’Athéna qui entretient avec sa victime des relations trou- bles : c’est Athéna qui aurait défiguré Méduse, la condamnant à une chasteté perpétuelle ; la déesse vierge aurait ainsi stigmatisé en Méduse sa propre horreur du mâle… Méduse serait donc un miroir déformant dévoilant l’autre comme un alter ego. Enfin, Méduse est la seule des trois Gor- gones à être mortelle ; déjà Ulysse, rencon- trant les âmes de l’Hadès, redoutait sa venue : la voir, connaître la rigidité du cadavre, c’est franchir le seuil de non-retour du domaine infernal. Au tournant de l’ère chrétienne, la tradition poétique de la Gorgone d’outre- tombe est assurée, et Sylvain Détoc, tout en nous épargnant les prêches ethno-psychanaly- sants, n’oublie pas les aspects du mythe déve- loppés par la sensibilité chrétienne. Dans l’Enfer de La Divine Comédie, Méduse n’est plus qu’une ombre illusoire, mais l’effroi La Gorgone Méduse CHRISTINE SOURGINS Sylvain DÉTOC : La Gorgone Méduse. (Édi- tions du Rocher, 2006, 320 pages.) ressenti à sa vue est tel que Virgile, de sa main, protège les yeux de Dante. Chez Calde- rón, elle tient du monstre aquatique emprunté au mythe de Persée autant qu’à la bête sortie de la mer dans l’Apocalypse ; elle devient un avatar de Satan et, dans son auto sacramen- tal, Calderón l’assimilait au serpent tentateur. Quant à Milton, dans son Paradis perdu, il lui donne le rôle de bourreau des anges déchus qu’elle torture en Enfer. Elle est le Mal au- delà du Mal, sa quintessence indicible ; bref, la figure chaotique de Méduse « penche du côté du muthos et non du logos ». Ce livre donne utilement à méditer, par le biais du mythe, sur les dangers de la vision, de la représentation, et donc sur la nécessité de la peinture… car les vérités les plus terri- fiantes ne peuvent se regarder en face, seul leur reflet est soutenable. Longtemps la pein- ture occidentale a rempli ce rôle, et relevait le défide montrer le mal sans qu’on puisse être détruit par ce qu’on regarde (qu’on pense aux nombreuses crucifixions, dont celle de Grünewald) ; on sait qu’un certain Art dit contemporain s’ingénie au contraire à tétani- ser le spectateur par ses excès, son hybris diraient les Grecs. Cet « art » prétend se passer de l’intermédiaire de la « re-présenta- tion » (donc refuser la ruse de la transposition de la réalité par l’art) pour nous offrir direc- tement, crûment, le réel : et c’est ainsi que l’Art contemporain est mortifère. Il est signi- ficatif que les premières œuvres d’art décrites dans la littérature occidentale sont précisé- ment des boucliers (où figurait Méduse). La ruse de Persée est donc toujours d’actualité, car il a prouvé que pour vaincre il faut voir sans être vu. Il y a ici de quoi inspirer bien des stratégies pour déjouer les méduses modernes que sont les aliénations culturelles (le « politiquement correct », l’« artistique- ment correct », etc.) qui intimident puis pétri- fient… CRITIQUE DES IDÉES ET DES LIVRES 1121 V IENT de paraître un livre sur la pensée politique d’Aristote qui s’efforce d’aller au-delà du cadre interprétatif domi- nant depuis un quart de siècle, du moins outre- Atlantique, la recherche aristotélicienne en science politique. A Democracy of Distinction rejette les termes du débat qui oppose le libé- ralisme au communautarisme, qui oppose une conception de l’ordre politique à partir de l’in- dividu, de ses droits et de ses intérêts indivi- duels, à une conception de la priorité de l’as- sociation politique sur l’individu, dans la mesure où celle-là sous-tend la « formation de l’identité » de celui-ci. L ’auteur considère que cette opposition est réductrice de l’analyse aristotélicienne de l’unité et de la différence. Bien entendu, ce débat, qui aurait son germe dans l’affirmation, dans le premier livre de la Politique, de la « priorité » ou « antériorité » (próteron) de la cité par rapport à « chacun de Aristote et nous CRYSTAL CORDELL PARIS Jill FRANK : A Democracy of Distinction. Aristotle and the work of politics. (The University of Chicago Press, 2005, 200 pages.) uploads/Litterature/ la-gorgone-meduse.pdf

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