Collection Poétiques comparatistes Mythe et littérature sous la direction de Sy

Collection Poétiques comparatistes Mythe et littérature sous la direction de Sylvie Parizet SFLGC Comment comparer les (r)écritures anciennes et modernes des mythes grecs ? Propositions pour une méthode d’analyse (inter)textuelle et différentielle Ute HEIDMANN (Université de Lausanne) L’étude des mythes grecs engage aujourd’hui de nombreuses dis- ciplines et il importe de se demander quelle dimension de ce phéno- mène complexe requiert plus spécifiquement les compétences des comparatistes. C’est leur mise en langue et en texte qui à mon sens devrait plus particulièrement nous intéresser en tant que spécialistes de langues et de textes littéraires. Les mythes grecs possèdent d’im- portantes dimensions extra-discursives et extra-textuelles d’ordre cultuel et anthropologique que les mythologues, anthropologues et historiens des religions explorent avec les méthodes qui leur sont propres. Dans le partage interdisciplinaire que la complexité du sujet requiert, nous devons certes prendre en compte ces dimensions, mais nous gagnons, me semble-t-il, à définir comme notre objet d’étude proprement dit ce qui a trait à l’écriture et aux poétiques des textes anciens et modernes qui recourent aux mythes grecs. Dans cette optique, je propose de considérer l’écriture des mythes comme une forme de représentation particulière à côté des formes de leurs représentations orales1, rituelles, cultuelles, iconiques et autres. Les textes qui recourent aux mythes grecs sont à la fois des écri- tures et des récritures 2 dans le sens où, dès l’Antiquité, elles repren- nent, sous forme de nouvelles écritures et pour leur donner une nouvelle pertinence, des récits de la tradition hellène qui étaient toujours déjà des « vieilles histoires », ta archaia. Je propose d’em- ployer les termes d’écriture ou de (r)écriture pour souligner la dyna- mique qui caractérise cette pratique. Ce terme permet aussi d’expli- - 143 citer le fait que l’objet de l’étude comparative n’est pas le phénomène du mythe « en tant que tel », mais son écriture, comme une forme de représentation particulière avec ses lois propres. À la différence des études qui abordent plus généralement des « mythèmes » considérés comme les éléments constitutifs d’une intrigue mythographique abstraite (prototypique ou archétypale), je propose d’analyser les motifs dans leur entourage textuel spécifique et dans les intrigues concrètes des textes du corpus choisi. Dans son étude intitulée Médée antique et moderne. Aspects rituels et socio-poli- tiques d’un mythe, Duarte Mimoso-Ruiz part de cinq séquences ou épisodes mythiques qu’il considère comme les constituants de la substance « du mythe » de Médée. En fonction de l’occurrence ou de l’absence de ces épisodes de base, il interprète les textes anciens et modernes comme autant de témoignages de l’existence d’un « com- plexe » de Médée qui correspond selon lui à un « fantasme créé par une imagination collective masculine3 ». Alain Moreau, dans Le mythe de Jason et Médée, s’applique quant à lui à « retrouver les ori- gines du mythe », à « dégager son évolution4 ». Il parcourt dans cette optique certaines représentations anciennes et modernes de Médée et arrive à la conclusion que « toutes ces morts successives n’empêchent pas le mythe de survivre, de renaître, comme le phénix ou comme le novice au terme de l’initiation5 ». Je propose, pour ma part, de placer l’analyse et la comparaison sur un autre plan que celui d’une réification ou d’une psychologisa- tion des mythes. La mise en langue et la mise en texte sont, à mon sens, des facteurs essentiels de la construction des significations attribuées à un mythe qui, dans cette optique, ne possède pas de sens intrinsèque ou de « substance » qui seraient modulés ou révélés à travers ses écritures anciennes et modernes. « Les mythes ne sont pas de simples intrigues », constate aussi Claude Calame en préci- sant : « En Grèce comme ailleurs, ces récits traditionnels n’ont d’existence que dans les formes poétiques ou plastiques qui sont- elles mêmes liées à des circonstances sociales et culturelles particu- lières6. » Afin de montrer l’impact de cette mise en forme poétique, je propose d’analyser et de comparer les écritures anciennes et modernes par rapport à certains de leurs procédés langagiers, tex- tuels et plus généralement discursifs7 qui me paraissent particulière- 144 - ment importants pour la création des effets de sens des (r)écritures des mythes grecs. Dans cette optique, je plaide pour l’abandon d’une comparaison de type universalisant en faveur d’une comparai- son que j’ai proposé d’appeler différentielle 8. Si deux textes évoquent un personnage appelé Médée ou Orphée, rien ne nous oblige à réduire cette similitude à un sens supposé universel du mythe de Médée ou d’Orphée9. Des textes appartenant à des langues et des cultures différentes et énoncés dans des contextes socio-historiques distincts diffèrent forcément dans leurs façons d’évoquer ce person- nage, de narrer et d’évaluer ses actions, d’inventer des épisodes, de s’inscrire dans les genres poétiques et discursifs pour prendre la forme d’un poème, d’un récit, d’une tragédie, d’une comédie et autres. Nous pouvons donc distinguer les textes par rapport aux façons différentes de (r)écrire ce mythe. L’objectif d’une comparaison différentielle est l’examen de la singularité et de la spécificité des façons plurielles (culturellement, historiquement et linguistique- ment diversifiées) de (r)écrire les mythes. Pour réaliser une telle comparaison, il importe de déterminer une dimension commune aux textes anciens et modernes. Dans la perspective proposée ici, cette dimension commune est leur poétique (ou plus précisément leur poïétique) définie comme la façon particu- lière et propre à chaque texte, ancien ou moderne, de mettre en langue et en genre un mythe grec. L’intérêt est ainsi déplacé vers les modalités de sa mise en forme (en langue, en texte et en genre) et la comparaison change de plan. Cette dimension poïétique commune aux (r)écritures anciennes et modernes des mythes embrasse toutes les modalités de l’écriture, depuis les données stylistiques, lexicales, syntaxiques jusqu’aux procédés énonciatifs, compositionnels, narra- tifs, génériques et intertextuels. La première conséquence qui découle d’un tel déplacement est la nécessité de porter une attention particulière aux éditions des textes anciens et modernes que nous nous proposons de comparer. Si nous partons de l’hypothèse que les procédés de la mise en langue et en texte sont essentiels pour la création des effets de sens attribués aux mythes récrits, il importe de recourir, pour les textes anciens autant que modernes, à leur langue d’origine et aux éditions critiques10. Dans la perspective d’une comparaison textuelle et différentielle, - 145 nous devons bien entendu renoncer à travailler sur des extraits de textes tels que les proposent les anthologies thématiques où d’autres éditions tronquées. Celles-ci omettent souvent de reproduire les péri- textes (prologues, préfaces, préambules, dédicaces etc.) ainsi que les débuts et les fins des ouvrages. C’est précisément à ces endroits que les écrivains, anciens et modernes, déploient et explicitent les dispositifs énonciatifs et narratifs dans lesquels ils inscrivent leur (r)écriture ou ré- énonciation. Ces dispositifs sont d’une importance capitale pour les projets communicatifs et discursifs qui informent ces (r)écritures. Ils présentent un plan de comparaison essentiel. DISPOSITIF ÉNONCIATIF ET CHOIX DU GENRE Toutes les écritures anciennes des mythes présentent une double structure que l’on peut définir comme la mise en relation d’une his- toire racontée et mise en texte (plan de l’énoncé) avec son énoncia- tion, par définition singulière11. Chaque représentation d’un mythe grec, ancienne ou moderne, porte les marques plus ou moins expli- cites d’un acte de (re-)narration que l’on peut définir comme une ré- énonciation. Elle porte aussi les traces d’un destinataire auquel le mythe est (re-)raconté. Ces marques énonciatives nous renseignent, de façon plus ou moins explicite, sur l’énonciateur qui (re)configure la vieille histoire hellène ainsi que sur ses raisons présentes d’y recou- rir. Les études qui privilégient l’histoire racontée et la psychologie des personnages mythologiques négligent souvent ces marques énonciatives. Dans l’optique présentée ici, le sens du texte ne réside pas dans l’histoire ou dans la figure de Médée ou d’Orphée en soi, mais il est produit par la façon nouvelle et particulière de l’insérer dans un dispositif énonciatif et générique spécifique et d’en faire un personnage chaque fois différent, inséré dans une mise en intrigue toujours nouvelle, dans des variations infinies réglés avant tout par les préoccupations et la poétique du ré-énonciateur. Je reprends ici l’exemple des Argonautiques d’Apollonius de Rhodes12. La narration débute ainsi : « C’est en commençant par toi, Phoibos, que je rappellerai les exploits de ces héros d’autrefois, qui, par la bouche du Pont et à travers les Roches Kyandées, sur 146 - l’ordre du roi Pélias, menèrent vers la toison d’or la solide nef d’Ar- go13. » Dans cet incipit, le narrateur déploie le dispositif énonciatif qui détermine toute la représentation. Ce dispositif conditionne aussi sa façon d’évoquer, dans le troisième et quatrième livre, la figu- re de Médée : ses exploits sont liés à ceux de ces « héros d’autrefois » au moment de leur arrivée en Colchide et tout au long du difficile parcours que le texte hellénistique décrit en détail. Faisant état de ses amples connaissances géographiques, le narrateur passe en revue les rives et les îles de la Méditerranée où les Argonautes et leur com- uploads/Litterature/ heidmann-2008-comment-comparer.pdf

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