1. Jake ne savait que deux choses concernant la femme qu’il allait rencontrer :

1. Jake ne savait que deux choses concernant la femme qu’il allait rencontrer : qu’elle s’appelait Serena et que son père possédait beaucoup d’argent. Serena… Jake haussa un sourcil. Avec un prénom pareil, elle devait avoir le cheveu épais et une dentition de cheval. Il courut adroitement entre les voitures pour échapper au trafic trop dense du cœur de Londres et s’engouffra dans une petite rue. Le bruit d’un Klaxon le fit sursauter, mais il poursuivit son chemin sans se retourner. Il aimait marcher ainsi dans la ville. Il en ressentait un sentiment de liberté qu’il avait toujours adoré. Dès qu’il fut sur le trottoir, il passa la main dans ses cheveux rendus collants par l’humidité. A en croire le halo autour des lampadaires, il bruinait plus qu’il ne pleuvait, et il sourit en songeant à l’état piteux dans lequel il se trouverait en arrivant au restaurant où l’attendait ladite Serena. Pourtant, il ralentit le pas à mesure qu’il s’approchait de l’établissement. Il n’avait guère envie d’arriver à destination, mais se présenter à l’heure aux rendez-vous était chez lui un principe auquel il ne dérogeait jamais. Il savait à l’avance que la soirée serait ennuyeuse et courtoise, qu’il se montrerait charmant et se sauverait aussi vite qu’il le pourrait juste après le café. Surtout si cette Serena hennissait au lieu de rire et parlait à tort et à travers. Il se promettait bien que c’était la dernière fois qu’il se rendait « en aveugle » à un rendez-vous organisé par sa sœur. Ce n’était d’ailleurs pas la première fois qu’il prenait cette décision, mais, jusqu’à présent, Mel avait toujours réussi à le convaincre d’y aller. Pour Serena, elle l’avait appelé à son travail, alors qu’il avait la tête ailleurs, et l’avait inondé de paroles. Entre deux « Mmm… » machinaux, il s’était retrouvé pris au piège. « Très bien, avait-elle conclu soudain, je retiens donc une table pour vous deux chez Lorenzo. » Et elle avait raccroché. Il en avait toujours été ainsi avec Mel. Depuis leur plus tendre enfance, elle avait l’art et la manière de lui imposer ses quatre volontés, mais il allait lui expliquer sans tarder que cette période était révolue. Quittant sa petite rue, il coupa par un square qu’il connaissait bien et regarda autour de lui, profitant de la vue qu’il avait des pelouses et des bosquets, même si, en cette période de l’année, ils n’étaient plus guère verdoyants. Novembre… Le mois qu’il aimait le moins. Après les rougeoiements somptueux et les senteurs subtiles d’octobre, la vie se terrait pour de bon. Soudain, il aperçut un sans-abri à quelques mètres de lui. Vieux et usé, il dormait sur un banc, la main posée sur une cannette de bière vide et sa respiration était sifflante. Jake poursuivit son chemin vers le fond du square, retrouva la rue et se mêla de nouveau à la foule. Le restaurant n’était plus qu’à quelques minutes. Il le connaissait de nom, mais n’y était jamais allé. D’après ses recherches sur Internet, il s’agissait d’un établissement sans caractère particulier. Or, depuis qu’il en avait les moyens, Jake n’aimait rien tant que les établissements luxueux, où il pouvait côtoyer des femmes couvertes de bijoux, des hommes aux portefeuilles gonflés et des serveurs dont les courbettes donnaient à chacun le sentiment d’une importance qu’il n’avait pas. Mais au moins, d’après les critiques relevées sur le net, chez Lorenzo, la cuisine était bonne. Un avantage qui — imaginait-il — allait laisser Serena complètement indifférente. Elle devait appartenir à cette catégorie de femmes qui commandent une laitue aromatisée d’une goutte de vinaigre balsamique quel que soit le lieu où elles se trouvent, tout en se plaignant de la pauvreté de la carte. Il ralentit le pas, regrettant presque de ne pas être allé visiter le restaurant la veille pour repérer la sortie de secours. Mais il fut soudain ébloui par les phares d’une voiture arrivant en sens inverse et ne remarqua pas qu’il passait sous un store gorgé d’eau de pluie d’où quelques gouttes commençaient à s’échapper. Un torrent s’abattit brusquement sur lui, le laissant trempé de la tête aux pieds. Elle retint un cri en voyant, dans son rétroviseur, l’eau du store se déverser en trombe sur le passant. A force de rêver à la soirée qui s’annonçait, elle n’avait pas remarqué le danger et, en accélérant, elle avait empêché le malheureux piéton, à présent inondé, de contourner le store. Sans s’interroger davantage, elle appuya sur la pédale de frein, s’arrêta, quitta son véhicule et courut vers l’inconnu. La tête baissée, il contemplait son costume ruisselant sans bouger. — Mon Dieu ! s’écria-t-elle en arrivant à sa hauteur, je suis désolée ! — Ça va ? demanda-t-il en levant la tête vers elle. — Moi, oui, mais vous ? Vous êtes trempé. Permettez-moi de vous emmener chez vous… enfin, dans un endroit où vous pourrez vous sécher et vous changer. C’est le moins que je puisse faire. Ça faisait bien quinze secondes qu’elle lui parlait, quand elle réalisa qu’il la regardait sans l’écouter. Trempées, ses jolies bottines de cuir. Quant à son manteau de cachemire, il ne ressemblait plus à rien. Et soudain, il se mit à sourire, presque à rire, comme s’il venait d’être victime d’une bonne blague. Et ce rire était si plein de vie qu’elle dut se retenir pour ne pas l’imiter. — Excusez-moi, dit-il en essayant de recouvrer son sérieux, mais c’est si drôle… Vous disiez ? — Que je pouvais vous emmener dans un endroit pour vous permettre de vous changer. Il baissa de nouveau la tête vers son costume détrempé. — Votre proposition me paraît honnête. Je ne peux me présenter au restaurant dans un état pareil. — J’ai donc gâché votre soirée… Je suis vraiment désolée. Je vous emmène, venez… — Je vous suis. La seconde suivante, ils se précipitaient tous deux vers le petit coupé gris métallisé de la jeune femme et grimpaient à l’intérieur. Elle le regarda secouer la tête et passer la main dans ses cheveux châtains. Son regard s’attarda sur la mâchoire bien découpée et capta l’éclat d’un regard bleu nuit presque noir. Il ressemblait à un homme capable de mener son destin à sa guise et ça lui plut. — Jolie voiture…, déclara-t-il en amateur. — Merci, mais elle n’est pas à moi. — Ah bon ? Et vous l’avez volée où, alors ? Elle se mit à rire. — Je l’ai empruntée à… un ami. La mienne est en réparation. Pourquoi ne pas avouer tout simplement qu’il s’agissait du coupé de son père ? Parce que l’inconnu risquait de l’interroger davantage et qu’elle n’avait aucune envie de se lancer dans de plus longues explications. Après avoir été une rock star des années soixante-dix, son père était tombé dans un semi-oubli et traversait, depuis des années, une crise existentielle dont il ne parvenait pas à sortir. Et elle ne voulait pas en parler. C’était d’ailleurs toujours pareil. Chaque fois qu’elle rencontrait un homme qui lui plaisait, elle ne pouvait faire autrement que lui dissimuler ses origines. L’inconnu posa sur elle son regard marine. — Un ami ? — Oui, répondit-elle avec une pointe d’agacement dans la voix. Pourquoi ? — Parce que vous lui direz de ma part qu’il sait aussi bien choisir ses voitures que ses amies. Elle mit le contact sans relever. — Où puis-je vous déposer ? — Great Portman Street. Vous savez où c’est ? — Oui. Pas très loin d’ici… — En effet, mais, avec cette circulation, nous en avons peut-être pour vingt minutes, voire plus. — Je sais. Circuler en voiture devient impossible. J’ai gâché votre soirée, je suis vraiment… — … désolée ? Vous l’avez déjà dit. Mais ne vous excusez plus : sans le savoir, vous m’avez rendu un fier service. — Comment ça ? — J’avais un rendez-vous auquel je n’avais pas très envie de me rendre et vous m’avez fourni le prétexte idéal. — Vraiment ? — Oui, vraiment. Je devais retrouver une femme qui ressemble à une jument. Elle eut un rire gai et inattendu. — Dans ce cas, considérez-moi comme le chevalier inconnu qui apparaît parfois dans son armure de lumière pour sauver les gens d’un mauvais pas. Il mêla son rire au sien. — Pour vous exprimer ma gratitude éternelle, noble chevalier, que diriez-vous d’un dîner en tête à tête ? Elle tourna la tête vers lui en s’arrêtant au feu rouge. — Ruisselant comme vous êtes ? — Me changer ne prendra pas longtemps. Je pourrais vous offrir l’apéritif et nous ressortirions ensuite. — Je ne sais même pas votre nom. — Jake. — Très bien, Jake. N’empêche que je n’ai pas l’habitude de me rendre chez des hommes que je ne connais ni d’Eve ni d’Adam. — Ça ne vous a pas empêchée d’en faire monter un — moi, en l’occurrence — dans votre voiture… Pardon, dans celle de votre ami. Pourtant, je pourrais être un bandit ou un dangereux maniaque. Elle raidit les mains sur son uploads/Litterature/ une-rencontre-inoubliable.pdf

  • 21
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager